Sur la photo, elle semble avoir 14 ans, tout au plus. Visage poupin, lèvres charnues, cheveux blond platine qui tombent en boucles sur de frêles épaules. Elle s'appelle Juicy. Du moins, c'est le nom qu'on lui a donné quand on en a fait une prostituée.

« Celle-là, c'est un vrai paquet de troubles », dit en soupirant Claude*, un vieux routier de l'industrie du sexe à Montréal. « Elle n'est pas capable de faire ses toasts. Elle a le caractère d'une enfant de 6 ans, mais elle en a 22... Elle ne les fait pas, hein ? »

Non. Elle ne les fait pas.

Claude fait défiler les photos des filles sur l'écran de son ordinateur. Des dizaines et des dizaines de photos. Ses commentaires fusent, impitoyables : celle-là est gelée comme une balle. Celle-ci est devenue bien trop grosse pour danser dans un club.

Juicy n'est ni trop vieille ni trop grosse. Seulement démunie. Parfaite pour ce boulot. « Elle, son gars lui a dit : "ferme ta gueule, fourre et donne-moi le cash" », dit Claude. Et c'est ce qu'elle fait.

Juicy est peut-être un paquet de troubles, mais pour son proxénète, c'est une machine à imprimer de l'argent. « Son gars, elle lui rapporte entre 2000 $ et 3000 $ par semaine. À ce prix-là, il va-tu lui faire, tu penses, ses toasts ? »

Les gangs de rue s'imposent

L'industrie du sexe a changé dans la métropole, constate le sergent-détective Dominic Monchamp, l'expert en la matière du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

« Il y a 15 ans, les motards dominaient l'industrie, dit-il. Les gangs de rue ont pris le plancher, en termes de recrutement, de contrôle et d'alimentation du marché du sexe. »

Pour ces gangs, l'industrie est si profitable que le « proxénétisme serait leur sphère d'activité principale dans plusieurs régions du Québec », selon un récent rapport du Service de renseignement criminel du Québec obtenu par La Presse.

« Certains proxénètes délaissent les stupéfiants et les armes pour se consacrer uniquement aux filles », confirme Annie Robert, coordonnatrice de la sensibilisation à la traite de personnes à la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

Sur le terrain, Claude remarque que les filles sont de plus en plus « pimpées ». Désormais, le tiers de celles qui se présentent à son agence de placement de danseuses sont contrôlées par un proxénète. Plus elles sont jeunes, plus ça risque d'être le cas.

« C'est une vraie plaie, dit-il. Quand une fille se présente ici avec un Noir, il y a de bonnes chances qu'elle soit mineure. Le nègre, il recrute à la sortie des centres jeunesse. Il est tellement fin... Il lui offre tout ce que son père ne pourra jamais lui offrir. »

Mais ça ne dure pas. « Souvent, une fille me dit : "Moi, mon Noir, il ne me bat pas." Je lui réponds : "Attends. Ça va venir." »

Baigner dans la collusion

Claude fait un métier dangereux. Sa Cadillac a été aspergée d'essence et incendiée. Des hommes armés ont envahi sa maison, pourtant truffée de caméras de surveillance. Une alerte à la bombe a forcé l'évacuation de sa rue en pleine nuit. « J'étais tellement gêné... »

Qui lui en veut ? « Je ne sais pas. C'est peut-être le chum d'une danseuse, peut-être une autre agence. » Plusieurs de ses concurrents croupissent en prison. Les agences de placement de danseuses, au Québec, sont contrôlées par les Hells Angels.

« C'est un monde fermé. Il y a des influences, un gros contrôle des clubs. On ne peut pas faire ce que l'on veut... Vous pensez qu'il y a beaucoup de collusion dans le monde de la construction à Montréal ? Nous, on baigne là-dedans à la journée longue ! »

Et puis, le monde des danseuses n'est plus ce qu'il était, regrette-t-il. « L'industrie est en danger. Elle s'effrite par rapport aux salons de massage et aux agences d'escortes, qui grugent une bonne partie du marché. »

Et ses relations avec les gangs de rue ? « Elles sont bonnes. Je ne veux pas qu'elles deviennent dangereuses... »

Unis dans le crime

Agences d'escortes pour les gangs de rue, bars de danseuses pour les motards et, dans une moindre mesure, pour la mafia ; c'est grosso modo le portrait de l'industrie du sexe.

Au bout du compte, cependant, tout le crime organisé s'unit pour en tirer un maximum de profits.

Les gangs paient les motards pour faire travailler leurs filles dans les clubs et les « bars à gaffe », où les danses contact ont depuis longtemps fait place à des services sexuels complets.

Charlie a longtemps vécu sous l'emprise d'un proxénète. « J'ai travaillé dans des bars contrôlés par des bikers et par des Italiens, dit-elle. Ils sont moins effrayants que les gangs de rue, mais au fond, c'est la même affaire. Ils s'en foutent que les danseuses se prostituent. C'est grâce à elles qu'ils ont les poches pleines. »

Dans les bars de danseuses, le trafic de drogue est contrôlé par les motards. Et c'est un marché très lucratif, dit Claude. « Les plus grandes consommatrices, ce sont les danseuses elles-mêmes ! »

Les revendeurs le savent trop bien. Ils profitent des danseuses pour écouler leur marchandise, sans se soucier du fait que certaines d'entre elles auront ensuite à affronter la colère de leurs proxénètes.

« J'ai vu des filles au bar qui pleuraient, pleuraient, pleuraient parce qu'elles n'avaient pas d'argent pour rentrer à la maison », raconte Caroline* dans un rapport sur la traite des femmes de l'Institut de recherches et d'études féministes.

« Moi, je me disais : "De la marde !" Je ne pleurais même plus. J'étais rendue à l'étape : "OK, je vais aller me droguer, comme ça je sais que je vais manger des coups, mais ça va passer vite." »

Les parasites

Sans chanter les louanges des motards, le sergent-détective Dominic Monchamp souligne qu'ils ne sont pas directement complices des proxénètes, « dans la mesure où ce n'est pas écrit dans le visage d'une fille qu'elle est contrôlée par quelqu'un ».

« Les pimps, au fond, utilisent le système en place, explique-t-il. Ce sont des parasites. Ils n'ont pas besoin d'implanter quoi que ce soit ; le marché existe, il est abondant, et la société le tolère. »

Le policier se désole de cet aveuglement collectif. « On laisse ces endroits opérer, on sait qu'il y a des victimes dedans, mais on fait comme si cela n'existait pas, comme si ce n'était pas si grave. Au fond, tout le monde est un peu complice. »

*Les prénoms ont été modifiés

Qui profite de l'industrie du sexe?

Les prostituées

À Montréal, une prostituée demande environ 200 $ pour ses services.

Elle en verse la moitié à l'agence d'escortes et au chauffeur. Elle peut ainsi gagner près de 40 000 $ par an.

Les escortes indépendantes sont rares, souligne Denis Morin, directeur des renseignements criminels à la Sûreté du Québec (SQ). « Si une fille se lance seule dans le marché, c'est à ses risques et périls. Les gangs de rue cherchent à obtenir le monopole. »

La plupart des prostituées jouent donc le jeu des agences, largement contrôlées par des gangs de rue. Les plus vulnérables sont « pimpées » : elles doivent verser tous leurs gains à leur proxénète.

Les gangs de rue



Dans le milieu des gangs de rue, les proxénètes appellent les filles qu'ils poussent à se prostituer leurs « portefeuilles ».

Et pour cause : chacune leur rapporte près de 1000 $ par jour. En faisant travailler deux filles, six jours par semaine, un proxénète peut ainsi récolter 600 000 $ par an.

Pour les gangs de rue, le marché du sexe est moins dangereux que celui de la drogue, qui demeure la chasse gardée des motards et de la mafia. Mieux : les filles ne coûtent rien - et la ressource est renouvelable.

Les agences d'escorte

Les agences d'escortes qui s'affichent à pleines pages dans le Journal de Montréal sont presque toutes contrôlées par des gangs de rue, selon un procureur spécialisé dans les dossiers de proxénétisme.

Ces agences sont moins nombreuses qu'il n'y paraît. « Quand on saisit l'ordinateur d'un proxénète, on s'aperçoit qu'il annonce la même agence, et les mêmes filles, sous une multitude de noms différents », explique le procureur.

Les bars de danseuses

Les danseuses ne sont pas payées par les clubs. Au contraire, elles doivent payer un « service-bar » de 20 $ à 100 $ pour avoir le privilège d'y danser. Elles doivent aussi verser 50 $ à leur chauffeur - une autre façon pour le crime organisé de parasiter l'industrie.

Avant même d'avoir dansé, une fille a ainsi contracté une dette d'au moins 150 $. Et le reste de l'argent gagné se retrouve souvent dans les poches de son proxénète.

Les motards



Quand ils ont besoin de filles, les clubs appellent des agences de placement de danseuses, contrôlées par les Hells Angels. À moins de chercher les ennuis, ils n'ont pas le choix de le faire.

Ce commerce rapporterait 100 millions de dollars par an aux motards, selon des sources policières. L'État, lui, en perdrait presque autant en impôts impayés.

« Il y a énormément de travail au noir dans cette industrie, dit Denis Morin, de la SQ. On l'a calculé : le gouvernement perd des dizaines de millions avec les danses à 10, les "services-bars", etc. Et c'est sans parler de la prostitution ! »