Cattolica Eraclea, village natal de plusieurs membres du clan sicilien de Montréal, est devenu un peu plus célèbre par la commission Charbonneau. Nos journalistes se sont rendus dans ce coin reculé de la Sicile. Visite dans un village qui se meurt...

S'asseoir dans la chaise d'un barbier qui se promène autour de vous avec des objets coupants est toujours un acte de foi.

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À Cattolica Eraclea, le village natal des mafiosi montréalais, le barbier s'appelle Francesco, comme le pape, dont il a mis le visage comme fond d'écran de son iPhone.

Ça donne confiance.

J'avais lu ici et là que les gens tournaient les talons en entendant le mot mafia. Que personne sauf quelques écervelés ou téméraires ne parle aux journalistes. Ah bon? Les gens au contraire venaient à nous.

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«Pays de vieux, ici», me siffle un jeune homme en traversant la Piazza Umberto, devant la Tabachieri Zambito.

Il y a 10 morts pour une naissance, dans ce village enfoncé au milieu des collines de calcaire de l'Agrigente. Ça se voit dans les rues tranquilles, au café, à l'école même. L'école qu'on va peut-être fermer...

Le maire de Cattolica Eraclea est un gynécologue à la retraite. Il s'appelle Nicolo Termine, comme pour faire exprès.

«On est comme tous les villages en Sicile, en Italie, ailleurs... Les jeunes partent, mais avec de l'amour et de l'intelligence, on peut changer les choses.»

Comme tous les autres? Pas tout à fait. D'après l'historien de la mafia Francesco Renda, Cattolica Eraclea est le premier lieu documenté en Sicile de l'utilisation du mot «mafia».

Quand les Rizzuto, père et fils, avec tant d'autres, sont partis en bateau pour le Canada, dans les années 50, 11 000 personnes vivaient à Cattolica Eraclea. Il n'en reste pas 4000.

«La mafia? Ils sont tous partis pour le Canada!», me dit un vieil homme, sourire en coin.

Ce n'est pas l'avis des enquêteurs...

En 2009, la police antimafia italienne a saisi dans ce village des centaines d'oeuvres d'art et de biens de luxe dans la maison locale de Giuseppe Zappia, décrit comme l'homme de main des Rizzuto dans leur village natal. Les liens entre la mafia montréalaise et le village, qui a vu naître plusieurs chefs, sont encore bien vivants. Des émissaires se promènent entre le Canada et la Sicile. L'argent circule encore aujourd'hui entre les deux mondes, comme l'a démontré l'enquête Colisée, de la GRC, conclue en 2006.

«En juin 2012, nous avons arrêté 54 personnes dans la région, notamment à Cattolica Eraclea, pour association mafieuse et extorsion; c'est encore un village important, des enquêtes sont en cours», me dit Corrado Empoli, directeur de l'équipe mobile de la police judiciaire de la province, dans le bureau de la questure, au chef-lieu d'Agrigento.

Collecteurs de «pizzo», truqueurs de contrats publics pour les éoliennes qui dominent plusieurs paysages siciliens, recycleurs d'argent sale... Le décor est différent, mais le scénario est le même qu'à Montréal.

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Pays de vieux, mais pays sublime. Au bout des rues sinueuses dans ce village recroquevillé, enclavé dans les collines, il y a du vert partout.

Pays d'amandiers et d'oliviers. Pays de pauvre agriculture, où sont éparpillées dans la campagne les ruines en pierres d'anciennes maisons de ferme ou d'abris de berger - pays de moutons, bien sûr.

Dans ces petites rues tout en pentes où trottinent de maigres chiens errants, les maisons en rangées ont deux étages. Le crépi ocre ou crème est souvent lézardé mais chacun balaie son bout de rue. Le village se meurt, mais proprement...

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Au bar Olympia, vendredi soir, une demi-douzaine d'enfants jouent au billard.

Le patron se réjouit de voir arriver un touriste. Quand je lui dis que je suis journaliste, il se rembrunit. Il sait que je ne viens pas parler de la culture des amandes. Ce n'est pas tant que le mot mafia soit tabou. C'est qu'il est un peu découragé que ce petit village perdu ne soit connu à l'autre bout du monde que pour ça: la mafia.

«C'est tellement beau, si les gens savaient, on pourrait faire venir des touristes... Les plages sont magnifiques», dit Nino Spatere.

C'est vrai, au bout de la rue, par beau temps, on voit la Méditerranée à 10 km. Les Grecs, les Romains n'y ont pas installé des cités pour rien en bord de mer, depuis 2500 ans.

Mais l'arrière-pays de Cattolica n'est pas sur le circuit, ni sur aucune route qui permettrait d'y échouer par hasard.

«Que voulez-vous que les jeunes fassent ici? L'agriculture? Avez-vous vu le prix des citrons? On ne vit pas de l'agriculture... Ma fille est ici seulement parce qu'on a ce café», dit Angela Lumia, au bar Modern.

Même les Roumains, des travailleurs agricoles, ont fui la région. C'est dire...

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Accoudé au bar Olympia, Nino le patron écoute le journaliste Calogero Giuffrida nous raconter la mafia, et même la commission Charbonneau... Nicolo Milioto a été vu ici l'an dernier. Visite de famille.

Giuffrida énumère les enquêtes antimafia, l'histoire mafieuse de ce village situé stratégiquement en plein milieu de la province de l'Agrigente, le fait que les familles du crime sont encore bien implantées, comme une vieille féodalité qui ne veut pas mourir...

Nino essuie un verre, sans l'ombre d'un reproche, mais l'air de se dire: il y a tellement d'autres histoires à leur raconter...

Giuffrida travaille au Giornale de Sicilia et habite dans le village. Il écrit sur la mafia, parle fort en public et ne semble pas le moins du monde intimidé.

«L'an dernier, un des chefs m'a demandé pourquoi j'avais mis sa photo dans le journal, il m'a dit qu'il n'était qu'un paesano... Mais je fais mon métier, on me laisse tranquille.»

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En sortant du bar, on tombe sur la plaque de marbre des enfants du village morts à la guerre. Ils s'appellent Borsellino, Catania, Rizzuto, Zambito...

Plus loin, la ville a érigé un monument aux victimes de la mafia sur une petite place.

Plusieurs ici ont combattu la mafia, héroïquement parfois. Le premier maire démocratiquement élu du village, Giuseppe Spagnolo, a été assassiné en 1955 pour avoir voulu faire des réformes agraires. Un monument à son honneur dit très officiellement qu'il a été tué «par la mafia». L'un de ceux condamnés par contumace est Leonardo Cammalleri, le beau-père de Vito Rizzuto.

Le père du journaliste Giuffrida, Giuseppe, a été maire communiste il y a 33 ans et ne se gênait pas pour refuser les pratiques mafieuses dans les contrats publics. Courageux? «Bof, à 26 ans, on est toujours courageux! Il y a une forte tradition de gauche ici, vous savez.»

Voici l'église du XVIIe siècle où s'est marié Nick Rizzuto et où il a fait baptiser son fils Vito. Des femmes s'affairent à la nettoyer.

Un vieil homme s'approche de nous. «Nicolo Rizzuto? Bien sûr que je l'ai connu, j'ai travaillé avec lui, des travaux aux champs... Ce n'était pas le plus vaillant! Quand ils sont partis, c'était une famille honorable...», dit Domenico Miliziano, 79 ans.

On nous parle, mais on ne va pas tout nous dire comme ça, notamment que Nick Rizzuto s'est marié avec la fille du parrain local avant de partir.

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C'est samedi matin, heure du marché. Mais le village est trop petit. Un camion de fruits et légumes passe dans les rues, en klaxonnant. Un vieux s'installe tout de même sur un trottoir avec cinq ou six caisses d'oranges, de citrons et de chicorée. Je veux lui acheter une orange, il insiste pour me la donner.

Au salon de barbier du village, un vieil homme s'installe sur la chaise pour se faire raser. Une demi-douzaine d'hommes sont assis et discutent politique. Je leur demande pour qui ils ont voté. «Beppe Grillo!», me disent quatre d'entre eux. L'humoriste? Vous êtes des anarchistes ou quoi? «Ah, tu vois, lui aussi il le dit: tu es un anarchiste!», dit le cinquième.

Le patron envoie chercher un espresso pour moi. Je m'assois pour la coupe. Un client a insisté pour me céder sa place. Le salon s'est vidé, tout le monde jase dehors avec l'équipe vidéo. L'interprète m'a laissé seul avec Francesco le barbier, un homme à la jeune cinquantaine joviale. Un client entre. «C'est qui ces gens? Qu'est-ce qui se passe?»

- Ce sont des journalistes canadiens.

- Ils sont venus pour parler de la mafia, c'est ça?

-Ouais, la mafia...

Les deux rigolent et se paient notre tête.

- Il faut que je vous dise, je m'appelle Gambino... Mais aucun lien de parenté!

Il rit aux éclats.

Il y a là Gaetano Sajeva, pharmacien comme son père et son grand-père. L'architecte. Pour eux, ce sont des histoires anciennes. Tout a changé en Sicile. La police arrête des criminels systématiquement.

Pour le journaliste Giuffrida, c'est seulement la surface des choses qui a changé. Les mêmes forces occultes sont présentes, seulement plus discrètes. Ce qui a changé aussi, c'est la conscience sociale et une certaine liberté de parole.

«Si rien n'avait changé, je ne serais pas ici en plein coeur du village en train de vous parler. Et tous ces gens ne vous auraient pas parlé non plus.»

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Nous sommes dans le village depuis plusieurs heures. J'attends que mon collègue Jean-Thomas ait fini d'enregistrer un lien de son reportage devant la maison natale de Nicolo Rizzuto. Une cousine habite tout près. Elle rentre et ferme sa porte. Une voiture s'arrête tout près de moi. Trois hommes, bien sapé, 35-40 ans. Ils baissent la vitre.

- Comment ça va à Montréal?, me demande lourdement le chauffeur en français.

- Ça va bien...

- Et qu'est-ce qui se passe à Montréal?

- Pas grand-chose, lui dis-je.

L'auto repart. Le message est clair: c'est le temps de s'en aller...

***Hier à l'auberge, le vin s'appelait Rizzuto. Il y a toutes sortes de gens dans la famille, faut croire.

Sur le chemin du retour, entre Agrigento et Palerme, dans un coin perdu, voici enfin un restaurant. Une fête de famille s'achève... Le patron nous dit que la cuisine est fermée, nous présente ses excuses sincères. Il ne pourra nous faire que des «primi». Pâtes à l'espadon et aux pistaches de Sicile, ça vous va?

- Oui, oui, ça ira très bien...

Vieux pays de vieux. Pays de l'indéracinable pieuvre. Mais pays qui n'est pas sans douceurs.