Geste sans précédent, des membres de la police militaire qui ont servi en Afghanistan réclament que toute la lumière soit faite sur les abus qui auraient été infligés aux détenus afghans qui étaient sous leur garde entre 2010 et 2011.

Dans une lettre coup de poing de quatre pages remise à La Presse, ce petit groupe de policiers, qui demandent l'anonymat compte tenu du fait qu'ils risquent la prison pour cette sortie, soutiennent que près de la moitié des Afghans qui ont été capturés par les soldats canadiens au cours des opérations menées durant cette période et qui ont été incarcérés au centre détention de la base militaire de Kandahar n'avaient aucun lien avec les insurgés talibans.

En fait, ces prisonniers ont plus tard été relâchés par le commandant des opérations, faute de preuves qu'ils appuyaient les insurgés, après avoir passé en moyenne deux mois dans le centre de détention sous la garde de la police militaire des Forces armées canadiennes, soutiennent-ils, alors que le gouvernement canadien affirmait publiquement qu'ils étaient détenus en moyenne entre 48 et 96 heures, tout au plus.

« Près de 50 % des personnes incarcérées par la Police militaire n'étaient que des gens comme vous et moi, des époux, pères de famille, fermiers, qui n'avaient strictement rien à se reprocher. Pourquoi et comment ce mépris de nos lois et nos valeurs canadiennes peuvent-ils survenir ? », affirment ces policiers militaires dans cette lettre qu'ils signent ainsi : « Protéger et Servir ».

Ce sont ces mêmes prisonniers afghans qui, avant d'être relâchés, auraient subi les contrecoups des «exercices d'entrées dynamiques» - des incursions dans les cellules sans préavis en pleine nuit - qui auraient été menés par les policiers militaires.

«Il y a à peine 20 ans, les membres des Forces armées canadiennes ont tué un adolescent sous la torture. Force est de constater aujourd'hui que la culture déviante demeure présente plus que jamais. Maintenir le statu quo, combiné à l'absence d'une réforme policière majeure, cristallisera davantage ce comportement organisationnel déjà bien installé. Il se renforcera et s'aggravera. Nier les faits est renier notre serment policier», vont-ils jusqu'à affirmer dans cette lettre qu'ils signent ainsi: «Protéger et Servir.»

Selon ces policiers, «une entente secrète a même été élaborée avec le NDS [forces afghanes] pour que les détenus apparaissent comme étant sous leur garde alors qu'ils étaient tous dans nos cellules canadiennes dans le but non avoué de fausser les faits».

La Presse a rencontré un des signataires de la lettre. Ces derniers affirment tous avoir été témoins des événements survenus dans le centre de détention de Kandahar. La Presse s'est engagée à respecter leur anonymat étant donné qu'ils sont passibles d'une peine de prison à vie en dénonçant de la sorte les gestes répréhensibles qui auraient été commis en Afghanistan.

Climat de terreur

En mai 2015, La Presse a révélé que des policiers militaires canadiens en mission en Afghanistan auraient instauré un climat de terreur dans la prison de la base de Kandahar sans jamais être sanctionnés par le ministère de la Défense. Les gestes répréhensibles se seraient produits de décembre 2010 à janvier 2011, tandis que la mission de combat des soldats canadiens tirait à sa fin en Afghanistan.

Sur ordre de leurs supérieurs, des policiers militaires canadiens auraient effectué des «entrées dynamiques» dans les cellules. Leur objectif était de contraindre les prisonniers à dévoiler des informations pouvant permettre aux troupes canadiennes et à leurs alliés occidentaux de contrer les menaces des insurgés talibans ou de trouver des caches d'armes.

En novembre dernier, la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire (CPPM) a décidé de lancer une enquête sur ces allégations de mauvais traitements. Cette enquête progresse lentement, mais la CPPM s'est heurtée à une certaine résistance de la part de l'état-major de la police militaire.

Les signataires de la lettre pressent l'état-major des Forces armées canadiennes de collaborer pleinement avec la CPPM durant son enquête.

«Face au vif désir de "balayer" le plus large possible pour tuer et incarcérer le plus de talibans possible, par l'indifférence ou l'insouciance des lois internationales et de par notre incompétence organisationnelle systémique, des citoyens comme vous et moi se sont retrouvés emprisonnés par nos Forces armées canadiennes. Sur le simple fait de s'être retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment dans un contexte de guerre urbaine. En plus des documents classifiés fournis, cette réalité a été dénoncée par plus d'un haut fonctionnaire depuis plusieurs années, tels que M. Richard Colvin, ex-ambassadeur canadien, ou M. Malgarai Ahmadshah, un ancien traducteur des Forces armées canadiennes», ajoutent les policiers militaires dans leur lettre.

« Ces citoyens incarcérés illégalement ont subi les ordres donnés par de hauts dirigeants de la Police militaire d'agresser à plusieurs reprises les personnes détenues. Imaginez-vous être capturé illégalement par une force étrangère dans votre propre pays, complètement désorienté à l'intérieur d'une cellule quelconque. Au même moment, divers ‟exercices" dynamiques d'une extrême intensité se déroulent tout autour de vous régulièrement. Par exemple, en pleine nuit, près de 50 membres de la compagnie de police vous réveillent spontanément, envahissant le centre de détention, exécutant ces ‟exercices" dans votre cellule. C'est pourtant bien très exactement ce qui s'est passé. Plusieurs policiers interrogés confirment les ordres de hauts dirigeants de la police de ‟terroriser" les détenus. Ces témoignages sont filmés audio/vidéo », affirment-ils encore.

Selon ces policiers militaires, la détention d'Afghans innocents durant une longue période provoquait un vif ressentiment contre les troupes canadiennes. «En lien avec ces civils incarcérés, une vive tension s'installait entre les villageois et les Forces armées canadiennes contre la capture et l'incarcération de leurs civils par l'armée canadienne. Pour calmer cette tension, parfois le général lui-même libérait un civil et le ramenait au village. La vérité, c'est que ces civils n'auraient jamais dû être incarcérés», soutiennent-ils. 

Sous le contrôle de l'armée

Dans leur lettre, les policiers militaires s'insurgent aussi contre l'absence d'indépendance de la police militaire. «Les Forces armées canadiennes ont toujours contrôlé la police militaire en fonction de leur besoin et de leurs intérêts. [...] La police militaire n'est en fait que l'instrument ou la marionnette des Forces armées canadiennes, tant au Canada qu'à l'étranger».

Le Canada est l'un des derniers pays industrialisés où les soldats accusés d'un crime peuvent encore être jugés en cour martiale. De nombreux pays - la France, la Belgique, et l'Allemagne, entre autres - ont tout simplement éliminé leurs tribunaux militaires, de sorte que les soldats sont traduits devant les tribunaux civils, peu importe la nature de leur crime. Selon les signataires de la lettre, il faut retirer le système de justice militaire des mains des militaires pour assurer une plus grande transparence.

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MANDAT DE LA POLICE MILITAIRE

La police militaire a comme mandat d'assurer «le respect des lois et des règlements» au sein des Forces armées et de la Réserve, que ce soit au pays, dans les bases des Forces armées canadiennes ou durant les missions des soldats canadiens à l'étranger. Elle est dirigée par le Grand Prévôt, qui rend des comptes à son supérieur direct, le vice-chef d'état-major des Forces armées canadiennes. Elle compte quelque 1250 membres à temps plein.

COMMISSION D'EXAMEN DES PLAINTES CONCERNANT LA POLICE MILITAIRE (CPPM)

Créée en 1999 par le Parlement canadien, la CPPM a pour mandat de réviser les plaintes concernant la conduite d'un policier militaire et de faire enquête sur celles-ci. Elle peut aussi enquêter sur les allégations d'ingérence dans des enquêtes menées par des policiers militaires. Elle formule des recommandations et présente ses conclusions directement aux hauts dirigeants de la police militaire et de la Défense.