Depuis 2002, 3000 soldats canadiens patrouillent en Afghanistan. Quelque 150 d'entre eux sont morts au combat. Plus de 1500 ont été blessés, parfois très gravement. À huit mois du départ prévu des troupes canadiennes, cette mission en valait-elle la peine? Deux politiciens afghans nous donnent leur point de vue. Pour l'un, la mission canadienne a été tout simplement inutile. Pour l'autre, au contraire, elle est si essentielle que le départ des soldats canadiens pourrait marquer le début d'une nouvelle guerre civile dans le pays.

Les deux hommes ne s'aiment pas. Ils se sont affrontés lors de l'élection présidentielle d'août 2009. Hamid Karzaï a été réélu. Battu, Abdullah Abdullah s'est incliné de mauvaise grâce. Karzaï, jure-t-il, a volé l'élection.

Il devait y avoir un second tour de scrutin, car Karzaï n'avait pas obtenu 50% des voix, mais Abdullah Abdullah a refusé d'y participer à cause de la fraude. Karzaï, s'est-il dit, va encore voler l'élection.

Karzaï a donc été réélu jusqu'en 2013. Il a offert à son rival un poste de ministre. Abdullah Abdullah a refusé.

«Je n'aime pas la façon dont Karzaï dirige le pays, dit-il. Je ne partage pas sa vision et nous ne travaillons pas de la même façon.»

Abdullah Abdullah n'a pas digéré la défaite de 2009. Je l'ai rencontré au centre-ville, dans son bureau, qui fourmille de gardes armés de kalachnikovs. Il a de puissants ennemis.

C'est un homme très occupé. Il entre dans le salon d'un pas leste, me tend la main puis me regarde droit dans les yeux. «Vous avez 15 minutes, 20 peut-être. Pas une de plus.»

Ministre durant cinq ans

Anglais impeccable, habillé à l'occidentale, complet-cravate, barbiche et moustache soigneusement taillées, regard perçant. Assis droit dans son fauteuil, sûr de lui, il écoute mes questions et répond avant que j'aie terminé ma phrase.

Abdullah Abdullah a été ministre pendant cinq ans sous Karzaï. Il s'occupait des affaires étrangères. En 2006, Karzaï lui a offert le commerce et l'économie, une façon polie de lui montrer la porte.

Abdullah Abdullah a décidé de partir. «Karzaï m'avait déçu. Je n'ai pas voté pour lui en 2004, même si j'étais son ministre. Et je le lui ai dit.»

Kaboul vulnérable

Abdullah Abdullah parle de la vulnérabilité de Kaboul, de plus en plus isolé du reste du pays. «Les routes sont dangereuses et les combattants sont aux portes de la ville. Le gouvernement est très faible. La population ne soutient plus Karzaï. Qu'a-t-il fait depuis un an pour les gens ordinaires? Qu'a-t-il fait pour combattre la corruption? Rien!»

Karzaï et la communauté internationale croient qu'il faut négocier avec les talibans. Abdullah Abdullah est contre, archi-contre. Il s'enflamme.

«Les talibans veulent faire tomber le gouvernement, pas y participer. Ils veulent instaurer une république islamique stricte. Pensez-vous vraiment qu'ils se battent depuis des années pour décrocher quelques postes de ministre dans l'administration Karzaï? Leur but est clair, et nous nous leurrons si nous pensons qu'ils veulent collaborer. S'ils prennent le pouvoir, beaucoup de gens seront exécutés. Moi le premier.»

Pourquoi, alors, Karzaï et la communauté internationale acceptent-ils de négocier avec les talibans?

«Demandez-le-leur!» répond-il.

«Ils cherchent une porte de sortie», laisse-t-il tomber après un moment de silence.

«Les talibans mettent la population de leur côté, poursuit-il. Quand les gens ont des problèmes avec la justice, ils vont voir les talibans, qui règlent rapidement les litiges. S'ils prennent la voie officielle, ça leur coûte une fortune et rien ne se règle avant 40 ans!»

Abdullah Abdullah n'est pas un enfant de choeur. Il a combattu les Russes dans les années 80 et il a voué une fidélité sans faille au commandant Massoud, mort en 2001. Il était à ses côtés quand la guerre civile a embrasé l'Afghanistan et que Kaboul a été mis à feu et à sang au début des années 90. Adbullah Abdullah, comme plusieurs dirigeants du pays, a du sang sur les mains.

Vers une guerre civile?

Karzaï non plus n'est pas irréprochable. Il a accepté dans son gouvernement des hommes discrédités qui ont commis des crimes de guerre.

Abdullah Abdullah se lève à moitié pendant que je pose ma dernière question. Qu'arrivera-t-il lorsque les troupes de l'OTAN partiront?

«Je comprends que les Canadiens veuillent se retirer, répond-il, mais l'Afghanistan n'est pas prêt. L'OTAN est ici depuis neuf ans et Karzaï a failli. Si les soldats partent, le pays risque de renouer avec ses vieux démons.

-Le retour de la guerre civile? Les seigneurs de la guerre contre les talibans?

-Quelque chose comme ça, oui.»

Il me serre la main et sort de la pièce sans se retourner. L'entrevue a duré 21 minutes et 56 secondes.