Dans un geste-surprise que l'opposition a décrit comme une tentative méprisante de gagner du temps, le gouvernement conservateur a remis, hier, 2500 pages de documents censurés liés au dossier des détenus afghans.

Les partis de l'opposition à Ottawa réclament par tous les moyens depuis cinq mois des documents non censurés afin d'établir si le gouvernement savait que les prisonniers qu'il transférait aux autorités afghanes risquaient d'être torturés.Un ordre de la Chambre, adopté le 10 décembre dernier, somme le gouvernement de fournir aux parlementaires l'ensemble des documents cités par le diplomate Richard Colvin, qui a mis le feu aux poudres lors d'un témoignage explosif devant le comité ad hoc sur l'Afghanistan, en novembre dernier.

En guise de réponse, au début du mois de mars, Ottawa a donné à Frank Iacobucci, ex-juge de la Cour suprême, le mandat de réviser les documents à fournir à l'opposition.

Jugeant que cela ne répondait pas à l'ordre du mois de décembre, le NPD, appuyé par le Bloc québécois, a soulevé une question de privilège pour accuser trois ministres d'outrage au Parlement. Le président de la Chambre, Peter Milliken, a mis la question en délibéré et n'a toujours pas rendu sa décision.

«Insulte», «diversion», «mépris», «obstruction», le coup de théâtre du gouvernement a été vivement dénoncé par les partis de l'opposition, qui estiment que ces documents, remis sans préavis et lourdement censurés, ne répondent ni à l'ordre de la Chambre, ni à la question de privilège.

«Ce gouvernement a eu trois mois et demi pour fournir ces documents. Pourtant, la réponse qu'on obtient aujourd'hui est totalement incohérente et désordonnée, a dénoncé le député libéral Ujjal Dosanjh. Quand le gouvernement fournira-t-il une réponse cohérente au scandale de la torture?»

En rupture avec les normes parlementaires, les documents n'ont été ni traduits ni photocopiés. Ils comprennent notamment des rapports d'enquête sur des allégations de mauvais traitements infligés par des membres des Forces armées canadiennes. «Aucune preuve ne suggère que le personnel des Forces armées se soit engagé dans une quelconque activité qui pourrait être considérée comme illégale ou inappropriée», écrit-on dans un sommaire de ces dossiers rédigé en mars 2009. Mais dans la plupart des cas, de longs passages ont été censurés, souvent à des endroits critiques, ce qui rend impossible leur pleine compréhension.

Provocation, insulte

Le Bloc québécois a qualifié le geste du gouvernement de provocation. «Les documents ne sont pas conformes à l'ordre du Parlement du 10 décembre, a souligné le député Claude Bachand. Ça démontre encore une fois la mauvaise foi de ce gouvernement, qui essaie de gagner du temps, de faire obstruction, qui essaie de se donner une belle image.»

Le NPD a jugé quant à lui qu'il s'agissait d'une insulte. «On a encore une fois une démonstration du mépris qu'a le gouvernement conservateur du premier ministre pour ce Parlement», a dit le chef, Jack Layton.

«Le gouvernement défie l'ordre de la Chambre plutôt que de s'y conformer», a renchéri le député néo-démocrate Jack Harris, membre du comité ad hoc sur l'Afghanistan.

Mais l'adjoint parlementaire du leader conservateur en Chambre, Tom Lukiwski - qui a déposé les documents -, estime que le gouvernement répond à la demande du mois de décembre: «Nous nous conformons à l'ordre de la Chambre en produisant tous les documents légalement disponibles. Par contre, le gouvernement continuera de protéger les documents touchant à la sécurité nationale et les renseignements qui pourraient s'avérer préjudiciables.»

Le ministre de la Justice, Rob Nicholson, a aussi affirmé en Chambre que le gouvernement répondait aux demandes de l'opposition.

Or, l'attaché de presse du premier ministre, Dimitri Soudas, avait indiqué plus tôt dans la journée que les documents ne visaient à répondre ni à l'ordre du Parlement ni à la question de privilège mais qu'il s'agissait du processus normal de divulgation des documents disponibles, comme le gouvernement avait promis de le faire.

Au bureau du ministre Nicholson, en fin de journée hier, on indiquait encore que la réponse du gouvernement à la question de privilège viendrait «en temps et lieu».

Pour M. Harris, c'est un affront au président de la Chambre, qui «a été généreux» en donnant au gouvernement le temps de répondre et d'indiquer pourquoi à leur avis ils ne devraient pas être accusés d'outrage au Parlement.

«Ils ont eu une semaine. Ils ont eu toutes les occasions du monde de se lever en Chambre et d'expliquer leur point de vue. Je ne pense pas que le président puisse attendre encore bien longtemps avant de rendre sa décision», a dit le député néo-démocrate.

Par ailleurs, l'opposition s'interroge aussi sur l'utilité du mandat confié à M. Iacobucci si ces 2500 pages ont été remises sans que l'ex-juge les ait examinées.

Le ministre de la Justice s'est contenté de répondre que M. Iacobucci réviserait l'ensemble des documents, y compris ceux déposés hier.