Octobre 1970. Le FLQ frappe: deux enlèvements, un assassinat. Une crise sans précédent bouleverse le Québec. Au milieu de la panique, un homme, Robert Demers, mandaté par le premier ministre Bourassa pour dénouer l'impasse. Cet été, il a raconté à la journaliste Michèle Ouimet les dures négociations qui ont entouré la libération des otages. La petite histoire derrière la grande.

La première rencontre entre Robert Demers et Robert Lemieux s'est déroulée dans une cellule du quartier général de la Sûreté du Québec.

Les deux hommes venaient d'être nommés négociateurs: Robert Demers par le gouvernement Bourassa, Robert Lemieux par le FLQ. Leur mandat: dénouer la crise et libérer les otages.

Difficile de trouver deux hommes plus différents. Robert Demers, avocat spécialisé dans la finance, militant libéral, conseiller juridique et ami du premier ministre Robert Bourassa, est reconnu pour son calme légendaire. Robert Lemieux, avocat, défenseur de la veuve et l'orphelin, partisan felquiste et farouche indépendantiste, a été emprisonné la veille pour entrave à la justice. Il est survolté par la crise qui secoue le Québec.

Les deux sont jeunes. Robert Demers vient tout juste d'avoir 33 ans. Robert Lemieux a 28 ans.

C'est entre leurs mains que le FLQ et le gouvernement remettent le sort des otages.

Robert Demers n'a jamais mis les pieds dans une prison. Lorsqu'il arrive au quartier général de la police, rue Parthenais, pour rencontrer Robert Lemieux dans la cellule où il est détenu, il a un choc: «J'avais l'impression d'être dans une cave, la lumière était glauque», raconte-t-il.

On est le 12 octobre 1970. Un lundi. Le Québec nage en plein drame. Une semaine plus tôt, le 5 octobre, le FLQ a enlevé James Richard Cross, un diplomate britannique, et, le 10 octobre, le ministre Pierre Laporte. Du jamais vu. Le Québec vit une des pires crises de son histoire.

La rencontre entre les deux négociateurs est brève. Lemieux sera libéré, promet Demers. Prochaine réunion: le lendemain, mardi 13 octobre, au bureau du premier ministre dans l'édifice d'Hydro-Québec.

Robert Demers se souvient des événements d'octobre avec une netteté étonnante. Je l'ai rencontré cet été, dans sa maison du centre-ville. Assis droit sur une chaise, de fines lunettes perchées sur le nez, il raconte «sa» crise d'Octobre. Il se lève parfois pour fouiller dans ses notes, vérifier une date ou un nom.

Mardi 13 octobre 1970, donc. Robert Demers et Robert Lemieux passent trois heures ensemble. Seuls. Ils ne prennent pas de notes.

«Je lui ai posé une première question, se rappelle Robert Demers: "C'est quoi, le FLQ?" Il a répondu pendant deux heures sans arrêt. J'ai été incapable de placer deux mots.»

Le FLQ avait une longue liste de revendications, dont la libération de 23 prisonniers politiques, un sauf-conduit pour Cuba ou l'Algérie et une somme de 500 000$.

Lorsque Lemieux parle d'argent, Demers sursaute. «Je lui ai répondu: "Est-ce que tu penses sérieusement que le gouvernement va te donner 500 000$? Voyons donc!"»

Le long tête-à-tête ne se passe pas très bien. Robert Demers est agacé par le ton «exalté» de Lemieux: «Il était excité, énervé, très verbomoteur. Il vivait un gros trip. Il s'imaginait qu'il pouvait faire chanter le gouvernement.»

Les deux hommes décident de ne faire aucune déclaration publique et de publier un communiqué laconique, rien de plus.

Après la rencontre, Robert Demers file à l'hôtel Reine Élizabeth, où le premier ministre Robert Bourassa a établi son quartier général et attend son compte rendu.

«Toute cette histoire me semblait incroyable, loufoque, ridicule. Robert Bourassa pensait comme moi. Il était inquiet pour Cross et Laporte, mais impressionné? Pas du tout. Personne pensait que ces gens-là étaient sérieux. Et personne ne croyait que Cross ou Laporte serait assassiné.

«Je venais de dire à Robert Bourassa qu'il n'y aurait aucune sortie publique et là, je me retourne, et qu'est-ce que je vois? Robert Lemieux en train de donner un point de presse où il fait des déclarations à l'emporte-pièce. Pire, il raconte le contraire de ce qui a été dit pendant notre rencontre.»

«Je l'ai appelé: "Robert, on ne peut pas fonctionner comme ça." Il m'a répondu: "J'ai changé d'idée." Qu'est-ce que vous vouliez que je lui dise?»

Le lendemain, mercredi 14 octobre, Lemieux et Demers se rencontrent de nouveau. Le climat est tendu. Demers est échaudé, Lemieux «surexcité». «Il n'avait pas l'air d'avoir dormi, il était dans un état de surexcitation, affirme Demers. Il vivait l'affaire de sa vie.»

Robert Demers suggère qu'il y ait un intermédiaire à la libération des otages pour éviter les bavures. Il propose la Croix-Rouge, ou encore un représentant du gouvernement cubain ou algérien. À la fin de la rencontre, ils décident encore une fois d'éviter toute déclaration publique.

«Dès que Lemieux sort de la réunion, il convoque une conférence de presse, raconte Demers. Selon lui, j'aurais exigé que deux membres du FLQ se constituent prisonniers. Je n'ai jamais dit ça! Il se moquait de moi et du gouvernement en m'attribuant une idée aussi saugrenue!»

«Je l'ai appelé. Encore! Je lui ai dit: "Ça ne peut plus continuer." Il m'a répondu: "J'ai un entourage, ce n'est pas moi qui décide." Plus tard, j'ai su que cet entourage était constitué du sympathisant communiste Charles Gagnon et du syndicaliste Michel Chartrand.»

Jeudi 15 octobre, Robert Bourassa part pour Québec. L'Assemblée nationale doit adopter une loi d'exception pour forcer le retour au travail des médecins spécialistes, qui se rebiffent contre l'entrée en vigueur de la loi qui crée l'assurance maladie.

Robert Lemieux accepte de se rendre à Québec pour poursuivre les discussions. Demers l'attend. En vain. Nouveau coup de fil. «Il me donne la même réponse, dit Demers. Ce n'est pas lui qui décide et il a un entourage. J'ai dit à Robert Bourassa qu'il n'y avait plus rien à faire avec Lemieux.»

Les négociations sont rompues. Définitivement. Les deux hommes ne se reverront plus.

Pendant ce temps, la crise s'emballe: 8000 soldats débarquent au Québec. Dans la nuit du 16 octobre, le gouvernement fédéral proclame la Loi sur les mesures de guerre, qui donne des pouvoirs extraordinaires à la police. Près de 500 personnes sont arrêtées et jetées en prison.

Le 17 octobre, la nouvelle de la mort de Pierre Laporte sème l'incrédulité et la stupeur. Il reste un otage: James Richard Cross. Le gouvernement est prêt à tout pour le sauver.

***

Le 3 décembre, à 8h du matin, Robert Demers reçoit un appel de la Sûreté du Québec. On sait où Cross est détenu: au 10 945, rue des Récollets, à Montréal-Nord.

Son garde du corps vient le chercher. Ils filent à toute vitesse au quartier général de la SQ.

Les felquistes savent qu'ils sont cernés. Ils lancent un tuyau par la fenêtre. À l'intérieur, un communiqué. Ils sont prêts à discuter. Ils désignent un négociateur, l'avocat Bernard Mergler, connu pour ses sympathies communistes.

Mergler aussi reçoit un appel de la SQ à 8h du matin. Et lui aussi se retrouve au quartier général.

Demers négocie pour le gouvernement, Mergler pour les felquistes. En principe.

«Êtes-vous prêt à représenter le FLQ?» lui demande Robert Demers. «Absolument pas!» répond Mergler, qui explique qu'il ne veut pas aider une organisation criminelle ni être accusé de complicité. Il ajoute qu'il n'a aucune sympathie pour les felquistes, lui, le juif anglophone. Il a 55 ans et sa santé est mauvaise. L'aventure ne le tente pas.

«Si on ne négocie pas, il faudra utiliser la force et il risque d'y avoir des morts», plaide Demers.

Mergler n'en démord pas.

C'est l'impasse.

Cross est détenu depuis deux mois au 10 945, rue des Récollets. La maison est cernée, l'heure est grave. Mergler jure qu'il n'a jamais été consulté par le FLQ. Mais il a une idée. Il est prêt à représenter le gouvernement cubain, qui est un de ses clients. Les felquistes veulent un sauf-conduit pour Cuba. Ça devrait fonctionner.

Les deux hommes partent sur-le-champ au consulat cubain. «C'était kafkaïen, raconte Demers. Une pièce minimaliste aux murs blanchâtres, deux ou trois chaises, un comptoir vide et une caméra.» Pendant que Mergler discute avec les Cubains, Demers attend, seul, dans cette pièce minuscule, devant la caméra qui le fixe. Il a épuisé sa réserve de cigarettes.

Le temps s'écoule lentement. Une heure, puis deux. Mergler réapparaît enfin. «Ils n'arrivaient pas à joindre Raúl Castro (le frère du président Fidel), explique-t-il. Il n'était pas à son bureau. Ils l'ont trouvé. Il accepte. On peut y aller!»

Mergler et Demers arrivent rue des Récollets. «La scène était dantesque», dit Demers. Un millier de soldats bouclent le pâté de maisons, des tireurs d'élite postés sur les toits pointent leurs fusils sur le 10 945. Et des badauds, beaucoup de badauds, inondent les trottoirs.

Mais avant de négocier, Demers doit trouver un téléphone pour parler au premier ministre. C'était avant l'invention du cellulaire.

Les policiers cognent à la porte de la maison située en face du 10 945. «Pardon, madame, pouvons-nous utiliser votre téléphone? demande un policier. M. Demers doit parler au premier ministre pour négocier la libération d'un otage.»

La dame accepte et prépare du café. C'est dans cette cuisine que Robert Demers tiendra le premier ministre au courant des négociations les plus délicates de l'histoire du Québec.

Bernard Mergler entre au 10 945. Il en ressort avec une demande inattendue. Non seulement les felquistes veulent un sauf-conduit pour Cuba, mais ils exigent aussi qu'un journaliste les accompagne jusqu'à La Havane. Ils ont un nom: Claude Ryan (directeur du Devoir).

Demers prend le téléphone et appelle Robert Bourassa. La ligne est engagée. Il peste. Il appelle la téléphoniste de Bell. «Dégagez-moi cette ligne, et vite!» ordonne-t-il.

Il a finalement Robert Bourassa au bout du fil. «Trouve-moi Claude Ryan!»

Dix minutes plus tard, Ryan l'appelle. Demers lui explique la demande des felquistes. «Il y a eu un silence d'au moins 30 secondes. J'ai dit: "M. Ryan, êtes-vous toujours là?" Il m'a répondu: «Je ne veux absolument pas aller à Cuba ni faire affaire de quelque façon que ce soit avec eux.»

Demers insiste: «Vous réalisez que je négocie la vie de M. Cross. Êtes-vous certain?» Ryan est catégorique: c'est non.

Mergler retourne dans la maison des ravisseurs. En peu de temps, tout est bouclé. Cross, Bernard Mergler et les ravisseurs - Jacques Lanctôt, Marc Carbonneau et Yves Langlois - sortent du garage dans une Chrysler grise et filent vers Terre des hommes, puis vers Dorval et Cuba.

Robert Demers suit l'opération de près et appelle Robert Bourassa, puis les ministres de la Justice à Ottawa et à Québec. Il leur annonce la bonne nouvelle: Cross est libéré.

***

Robert Demers se lève, range méthodiquement ses papiers et passe la main sur son front pour chasser la moiteur. La canicule. Il est étonnamment alerte pour ses 72 ans.

Jamais Bourassa et lui n'ont reparlé de la crise d'Octobre. C'était devenu entre eux un sujet tabou. Pourtant, ils étaient bons amis. «C'était inutile, on avait une vie devant nous, explique M. Demers. On voulait passer à autre chose.»

Quarante ans se sont écoulés depuis la crise d'Octobre. En dépit du temps, les souvenirs restent frais à sa mémoire.

***

Plusieurs acteurs de la crise d'Octobre sont morts: Bernard Mergler en 1975, à l'âge de 60 ans; Robert Bourassa en 1996 (63 ans); Charles Gagnon en 2005 (66 ans); Robert Lemieux en 2008 (66 ans); Michel Chartrand en 2010 (93 ans). James Richard Cross, lui, est toujours vivant. Il coule des jours paisibles en Angleterre. Il a 89 ans.