Une enquête publique qui oblige des témoins à se présenter à la barre et qui identifie des coupables sans nuire au travail des policiers, ça existe. La preuve: des acteurs du «saccage de la Baie-James», de l'affaire de l'eau contaminée à Walkerton, en Ontario, et du scandale des commandites ont été condamnés à la prison. Le point sur trois commissions d'enquête qui ont visé dans le mille.

Commission Cliche

L'ouverture du gigantesque chantier de la Baie-James déclenche une guérilla syndicale entre la FTQ et la CSN. La FTQ domine avec 60% des ouvriers. Une bagarre entre délégués syndicaux dégénère, on expulse un délégué de la FTQ pour que le maraudage cesse. Yvon Duhamel, leader syndical de la FTQ, s'empare d'un bulldozer et détruit des installations. Un incendie important résulte du «saccage de la Baie-James», le 21 mars 1974.

Six jours plus tard, le gouvernement Bourassa met sur pied sa «Commission d'enquête sur l'exercice de la liberté syndicale dans l'industrie de la construction» avec Robert Cliche comme commissaire principal - il était juge en chef adjoint de la Cour provinciale.

Des travaux préalables à huis clos se prolongent jusqu'en septembre, moment où débutent les audiences publiques. Près de 300 personnes seront entendues pendant 70 jours. André Dédé Desjardins, patron du local 791, témoignera pendant deux jours à huis clos, se souvient Jean Sexton, alors jeune responsable de la recherche. Il n'y a pas encore de Charte des droits. Les policiers peuvent faire de l'écoute électronique sans même détenir un mandat. Le juge Cliche demande et obtient des caisses de bandes magnétiques de la Sûreté du Québec et de la police de Montréal, qui serviront de base pour dresser la liste des témoins - établie en vertu de la Loi sur les commissions d'enquête, la commission Cliche a le pouvoir de contraindre des témoins.

Le rapport est déposé le 2 mai 1975. Les commissaires (outre le juge Cliche, on trouve Guy Chevrette pour les syndicats et Brian Mulroney pour le patronat) recommandent une mise sous tutelle des syndicats pour trois ans, laquelle durera finalement cinq ans. Une personne qui a un dossier criminel ne pourra occuper un poste de direction, et le président de la FTQ, Louis Laberge, est critiqué pour avoir fermé les yeux sur des actes criminels. Certaines recommandations centrales restent lettre morte; on demandait de confier le placement syndical à l'Office de la construction, ancêtre de la Commission de la construction, une mesure que vient de mettre en place le gouvernement.

Yvon Duhamel a été accusé indépendamment des travaux de la commission. Il a plaidé coupable et été condamné à 10 ans de prison.

Commission O'Connor

À compter du 15 mai 2000, plusieurs habitants de la petite localité de Walkerton, en Ontario, tombent malades après avoir bu de l'eau contaminée par la bactérie E. coli. L'organisme responsable de la qualité de l'eau maintient qu'il n'y a pas de problème, mais six jours plus tard, devant la multiplication des cas, le médecin-chef de l'Ontario, Murray McQuigge, fait diffuser une mise en garde pour la population. Au moins sept personnes meurent et près de 2500 personnes seront malades.

L'Ontario nomme le juge en chef adjoint de sa cour d'appel, Dennis O'Connor, à la tête d'une commission d'enquête. Son rapport, publié en janvier 2002, critique le laxisme de la Walkerton Public Utilities Commission pour des «opérations inappropriées», notamment ne pas mettre suffisamment de chlore dans l'eau potable et même falsifier les lectures du niveau de chlore constaté dans les réservoirs. «Les responsables savaient que ces pratiques étaient inacceptables et contraires aux directives du ministère de l'Environnement», conclut le premier rapport. Le second rapport propose des pistes pour améliorer la qualité de l'eau et garantir la sécurité du public.

Le 19 décembre 2000, Stand Koebel, responsable de la qualité de l'eau pour la Ville de Walkerton, a témoigné devant la commission. Il a reconnu que la falsification des données prises lors des lectures du niveau de chlore était une pratique courante. Il a admis avoir lui-même modifié des chiffres avant une inspection du réseau d'eau de la petite ville.

Dans son rapport, le juge O'Connor conclut que M. Koebel n'avait pas de mauvaises intentions, qu'il n'avait pas la formation nécessaire pour ses responsabilités, mais aussi que le témoin avait menti quand il avait soutenu tout ignorer d'un rapport accablant sur la qualité de l'eau à Walkerton.

Une enquête criminelle a été enclenchée tout de suite après le drame de mai 2000. Même s'il avait témoigné devant la commission O'Connor, Stan Koebel et son frère ont été accusés en avril 2003. En décembre 2004, Stan Koebel a reçu une peine d'un an de prison, et son frère Frank, de neuf mois. À Québec, au ministère de la Justice, on précise que les inculpations s'appuient sur une preuve obtenue par l'enquête policière, indépendante du témoignage devant la commission.

Commission Gomery

En février 2004, la vérificatrice générale, Sheila Fraser, dépose un rapport percutant: 100 millions de contrats, près de la moitié du programme de commandites, ont été attribués à une poignée de firmes proches du Parti libéral, pour des résultats quasi inexistants. Le premier ministre Paul Martin désigne immédiatement le juge John Gomery pour diriger une enquête qui se terminera en novembre 2005 avec le dépôt d'un premier rapport.

Dans son rapport intitulé Qui est responsable?, John Gomery jette le blâme sur l'ancien premier ministre Jean Chrétien, son chef de cabinet Jean Pelletier, l'ex-ministre des Travaux publics Alfonso Gagliano et son employé, le grand patron du programme, Charles «Chuck» Guité. L'organisateur libéral Jacques Corriveau est aussi visé, mais ne fait l'objet d'aucune accusation.

Le juge constate que la garde rapprochée de Jean Chrétien s'ingérait dans la gestion du programme des commandites, un canal qui servait à alimenter un réseau occulte de pots-de-vin bénéficiant au Parti libéral du Canada. «La commission d'enquête a constaté un écheveau complexe de transactions financières entre Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, des sociétés d'État et des agences de communications, comprenant des pots-de-vin et des contributions illégales à un parti politique», écrit le juge Gomery.

En mai 2004, six mois avant le début des audiences publiques de la commission, la GRC dépose cinq accusations criminelles de complot et de fraude contre Charles Guité et Jean Brault, patron de Groupaction, une firme qui a largement profité du programme. Le procès de M. Guité était déjà fixé au 2 mai 2005 avant même qu'il ne témoigne devant le juge Gomery.

La formulation du mandat de la commission Gomery reflète l'avancement de l'enquête policière - on ne visera pas les contrats déjà scrutés par la GRC. En outre, rappelle le procureur Sylvain Lussier, acteur important de cette commission, «avec Brault et Guité, le commissaire Gomery s'était assuré qu'aucune partie de leur témoignage n'aurait trait aux accusations alors pendantes contre eux».

Un autre communicateur, Paul Coffin, faisait face à 18 chefs d'accusation pour de fausses factures totalisant 2 millions.

Après les travaux de la commission, d'autres responsables de firmes de communication, Jean Lafleur et Gilles André Gosselin, seront aussi accusés. Mais dans ces cas, il faudra attendre près de deux ans pour que des accusations soient portées - la Couronne devra tracer une ligne entre ce qu'ils avaient admis dans leur témoignage devant Gomery et la preuve recueillie indépendamment, susceptible de soutenir des accusations, a-t-on expliqué hier au ministère québécois de la Justice.

Tous sauf Charles Guité plaideront coupable. Jean Brault recevra, en mai 2006, une peine de 30 mois de prison. Le mois suivant, M. Guité écopera de 42 mois de prison pour avoir fraudé le gouvernement fédéral de 2 millions. Jean Lafleur aura aussi une peine de 42 mois. En novembre 2009, trois ans après les autres, Gilles André Gosselin a écopé de deux ans plus un jour de pénitencier.