Les 13 dossiers susceptibles de «comporter des éléments criminels» que Jacques Duchesneau a remis à la police n'auront pas de suite. «Dossiers», le mot est passablement exagéré. Essentiellement, il s'agissait de «renseignements» dont disposaient déjà ceux qui sont chargés d'enquêter sur les ramifications du crime organisé dans la construction, explique-t-on dans les coulisses.

Ces échanges illustrent toutefois la situation délicate où se trouvait l'ancien chef de la police de Montréal, chargé de faire une enquête quasi policière sans les moyens ni les pouvoirs de la police.

Pas d'écoute téléphonique, pas de filature... Jacques Duchesneau a déjà envoyé deux enquêteurs sur le chantier d'un des grands entrepreneurs du Québec pour se retrouver, deux jours plus tard, avec un car de reportage aux trousses, mitraillé de questions sur le financement obscur de sa campagne ratée à la mairie de Montréal...

Malgré la formation de l'Unité permanente anticorruption, il y a plus de six mois, les deux organisations n'étaient pas encore physiquement fusionnées, question de disponibilité de locaux, a expliqué la semaine dernière à La Presse Anne-Frédérick Laurence, la porte-parole de l'UPAC.

Concurrence

Devant les événements survenus plus récemment, on ne peut que se demander si l'on n'est pas en présence de deux organisations concurrentes. Avec la fuite du rapport de Jacques Duchesneau sur les stratagèmes conçus par les experts-conseils et les entrepreneurs pour duper le ministère des Transports, le petit groupe de «l'anticollusion» a subitement l'allure d'une escouade d'élite. Lapsus intéressant, le rapport Duchesneau précise que les dossiers chauds ont été remis à l'escouade Marteau plutôt qu'à l'UPAC - l'escouade Marteau est intégrée à l'unité depuis le printemps! Même le site internet de l'unité anticollusion fait référence à Marteau plutôt qu'à l'escouade créée au printemps.

Habitué à ces épreuves de force dans les bureaux des ministères, Gilles Dussault, président du Syndicat des professionnels du gouvernement du Québec, a vite vu les causes d'une fuite aussi inopinée. «Quand ces choses-là sortent, c'est que ça chauffe en dedans.»

La Presse a révélé cette semaine que les enquêteurs de Duchesneau n'étaient pas bien reçus à l'UPAC, que plusieurs d'entre eux refusaient de se soumettre aux concours, passage obligé pour la fonction publique. Il faut savoir que, pour l'essentiel, les troupes de Jacques Duchesneau sont constituées d'une douzaine de policiers à la retraite, venus de la police de Montréal, de la SQ ou de la GRC. Une bonne partie d'entre eux travaillent à leur domicile! Pour environ 100 000$ par année, pas étonnant que personne n'ait envie d'aller pointer quotidiennement aux bureaux de l'UPAC. Aussi, c'est de notoriété publique que les «verts» - les anciens de la SQ - n'aiment pas côtoyer les «bleus» - issus de la filière municipale. «C'est comme des religions différentes», a confié cette semaine un vieux routier de la sécurité publique.

Démonstrations

Le rapport de Jacques Duchesneau «n'est pas un rapport de police». C'est plutôt le texte, dense et documenté, d'un universitaire, d'un spécialiste en administration qui aurait, de manière informelle, obtenu de l'information de fonctionnaires et d'ingénieurs tapis dans l'anonymat.

C'est néanmoins une contribution importante, qui démonte avec une précision d'horloger les rouages d'un système qui fait systématiquement grimper le prix des chantiers québécois, un système où une dizaine d'entreprises se partagent les trois quarts des contrats.

Certaines choses étaient connues, mais elles avaient rarement été démontrées avec autant d'assurance. Pensons au stratagème par lequel on soumissionne au rabais en sachant qu'on pourra se rattraper en «extras», en rallonges. Bien connue aussi dans le milieu, la façon de déséquilibrer une soumission: sous-estimer les volumes de matériaux nécessaires et en gonfler le prix de base. Quand le temps vient de combler le trou, l'entrepreneur passe à la caisse...

En entrevue, une source de M. Duchesneau soutient aussi que les vice-présidents des firmes d'experts-conseils ont tous accès à des dizaines de milliers de dollars en argent liquide qui servent à rembourser les employés qui contribuent à la caisse des partis politiques. Les observations de l'ancien patron du SPVM seraient du très bon journalisme, mais on n'y trouve pas le début d'un dossier pour le Directeur des poursuites criminelles, Louis Dionne.

Rivalité à la tête

Au gouvernement, on explique que le rapport a été remis au Ministère juste avant le remaniement par lequel Pierre Moreau a remplacé Sam Hamad. Pour la toute nouvelle sous-ministre Dominique Savoie, que Sam Hamad venait d'amener de son ancien ministère, l'Emploi, ce rapport, c'était du serbo-croate.

Pendant des mois, Jacques Duchesneau et son équipe avaient eu «carte blanche» pour entendre les versions des fonctionnaires, des entrepreneurs. Des syndicats aussi - leurs doléances sur la perte d'expertise du Ministère trouvent écho dans le rapport.

Mais au gouvernement Charest, on sait aussi que, depuis des mois, une sourde rivalité s'est installée entre le commissaire de l'UPAC, Robert Lafrenière, et Jacques Duchesneau. Ce dernier n'a jamais été vu comme un allié de la Sûreté du Québec, où Lafrenière a patiemment gravi les échelons.

Avec un salaire de plus de 200 000$, le coloré Duchesneau estimait que la direction de l'UPAC lui revenait, lui qui avait déjà porté un képi de chef de police - une expérience qui échappait à Lafrenière, recyclé dans la fonction publique. Comprenant que le gouvernement regardait ailleurs, l'ancien patron du SPVM avait, par dépit, tenté de pousser la candidature de Serge Ménard, ancien ministre du Parti québécois. À l'UPAC, on soutient que Duchesneau s'entretient régulièrement avec le patron Lafrenière. Il reste qu'il choisit de briller par son absence sur la scène publique au moment où ses explications sont essentielles. Et pourquoi subitement ces questions à Jean Charest sur l'avenir de l'escouade anticollusion? Cela pourrait ressembler à une revanche.

Cette fuite inopinée, à quelques jours de la reprise des travaux à l'Assemblée nationale, imposera une bonne dose d'humilité aux analystes politiques. On s'attendait à ce que l'automne soit une longue descente aux enfers pour Pauline Marois. Loin d'imploser, la chef du Parti québécois a réclamé hier rien de moins que la démission du premier ministre. Et lui, qui semblait voguer sur une mer d'huile, doit s'accrocher subitement au bastingage. À moins que ce ne soit au volant.