L'opération Marteau sera la première et la plus spectaculaire victime du conflit qui oppose les procureurs de la Couronne et le gouvernement. En cas de grève, la centaine de dossiers criminels et pénaux de corruption et de collusion dans la construction seront paralysés ou progresseront au ralenti, car ils ne font pas partie des services essentiels.

Quels sont les moyens envisagés pour éviter le blocage de ces enquêtes majeures? Questionnée par La Presse, Me Martine Bérubé, porte-parole de Me Louis Dionne, directeur des poursuites criminelles et pénales, a qualifié le scénario d'hypothétique, sans vouloir en dire davantage: «Je ne peux pas répondre. Les services essentiels seront assurés», a-t-elle dit après un long silence.

Faux, a rétorqué Me Christian Leblanc, président de l'Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales (APPCP), joint par téléphone. «Marteau ne fait pas partie des exceptions», a-t-il précisé, ajoutant que ce sera assez «rafraîchissant» de voir des supérieurs qui ne sont pas allés en Cour depuis des années tenter de reprendre en main ces dossiers complexes. «Ça n'a rien d'hypothétique, a-t-il dit. L'hypothèse se rapproche, et ce n'est pas de la frime. Notre patience se compte en jours (d'ici à la remise d'un préavis de grève). Il nous suffirait de travailler selon notre convention collective, 7 heures par jour et 35 heures par semaine, et tout le château de cartes s'effondrerait.» Sept procureurs seraient affectés à cette enquête à temps plein.

Aujourd'hui, 86 dossiers d'infractions pénales (soumis par la Régie du bâtiment ou la Commission de la construction du Québec) sont terminés. Plusieurs autres, de nature pénale et criminelle, sont en cours d'analyse.

Me Leblanc reconnaît que la population québécoise attend avec impatience que l'opération Marteau débouche sur des accusations et qu'un conflit de travail aurait des conséquences néfastes sur l'avancement de ce dossier aux enjeux politiques. «Mais, fait-il remarquer, il y a dans les tribunaux des milliers de dossiers qui sont la cause de leur vie pour autant de plaignants. Ce serait aussi une tragédie pour eux.»

Le 22 janvier, les membres de l'APPCP ont voté à l'unanimité pour une grève à déclencher au moment opportun avec un préavis de sept jours. Ils réclament un rattrapage de leur salaire, qui serait de 40% inférieur à la moyenne canadienne, ainsi que l'embauche de 200 procureurs. Comme ils n'ont pas droit aux moyens de pression, la seule étape après la frustration demeure la grève, rappelle leur représentant.

«Le droit de grève, nous n'en avons jamais voulu, dit Me Leblanc. C'est le gouvernement qui nous l'a imposé en 2003 parce qu'il savait très bien que, si nous nous étions présentés devant un arbitre indépendant, nous aurions fait des gains tellement nous sommes en deçà de ce qui se pratique dans le reste du Canada. C'était un cadeau empoisonné, car nous n'avions pas les moyens de faire la grève. Mais le poison va se retourner contre lui. Depuis, nous nous sommes organisés et avons accumulé des moyens financiers.»

Plusieurs dossiers fermés

Le spectre de la paralysie des poursuites dans les affaires de collusion et de corruption fait enrager ceux qui, dans les milieux policiers notamment, se plaignent à mots couverts de «l'immobilisme» du bureau du directeur des poursuites criminelles et pénales, qui centraliserait tout dans son bureau, selon eux.

Certains dossiers montés par les enquêteurs de Marteau seraient même prêts à être traités, dont deux cibleraient des personnalités connues, a appris La Presse de bonne source. Dans une entrevue accordée en fin d'année à Radio-Canada, le procureur responsable de l'opération Marteau à Montréal, Me Sylvain Lépine, a déclaré: «Un procureur qui va recevoir un dossier de gens qui sont plus connus va porter une attention différente.» Me Lépine n'a pas répondu à notre demande d'entrevue.

«Ça ne bloque pas, martèle néanmoins Me Martine Bérubé. C'est le processus normal.» Elle réfute aussi toute idée de justice à deux vitesses. «Me Lépine a simplement voulu dire que ces dossiers potentiellement médiatiques augmentent la pression.»

Au mois de novembre dernier, Me Louis Dionne avait dit à La Presse: «Dans certains dossiers, des accusations sont probablement imminentes. D'ici aux Fêtes, on devrait être fixé.» Il s'en était aussi pris aux policiers, qui mettraient trop de pression sur son bureau à son goût. Il avait répété les mêmes propos à Radio-Canada.

Erreur d'interprétation, plaide aujourd'hui Me Martine Bérubé. «Me Dionne a été mal compris. Il y a toujours des choses qui bougent. Certains dossiers peuvent mener à autre chose en cours de route, alors il faut veiller à ne pas les brûler. D'autres nécessitent un complément d'enquête. Il faut attendre.»

Elle assure aussi qu'il n'y a «aucun risque» que des dossiers soient proches de leur date de prescription. «Les seuls qui l'étaient étaient de nature criminelle, dit-elle. Les preuves étaient insuffisantes et ils ont été fermés.»