La commission Charbonneau a prévenu des acteurs de premier plan de l'ancienne administration montréalaise qu'elle pourrait les blâmer dans son rapport final. Il s'agit entre autres de l'ancien maire Gérald Tremblay, de son bras droit, Frank Zampino, du directeur général Robert Abdallah, de son successeur, Claude Léger, ainsi que du collecteur de fonds du parti Union Montréal, Bernard Trépanier, alias «monsieur 3%». Il pourrait être reproché à ce dernier d'avoir amassé de l'argent qui se serait retrouvé dans les mains de la mafia, a appris La Presse.

Chacune de ces personnes ayant exercé le pouvoir à l'hôtel de ville de Montréal ou en périphérie, au cours de la dernière décennie, a reçu par huissier un avis confidentiel qui précise la nature exacte des griefs que la Commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction pourrait lui imputer dans ses conclusions, qui devraient être connues en avril prochain. Ces possibles blâmes sont liés à la preuve amassée par la Commission.

C'est justement ce qui a fait sursauter l'avocat Daniel Rock lorsqu'il a pris connaissance du préavis de blâme envoyé à Bernard Trépanier. «Mon client n'a rien à voir avec la mafia. Il aurait collecté de l'argent qui se serait retrouvé entre les mains de la mafia? Je ne comprends pas que l'on associe M. Trépanier à ça. Rien ne le démontre dans les audiences de la Commission», a soutenu à La Presse Me Rock. Faisant référence à une expression utilisée par son client lors de son témoignage, qui marquait sa loyauté en amitié, Me Rock a ajouté: «Un chum, c'est un chum, mais c'est pas l'omerta.»

Daniel Rock a demandé et obtenu un délai jusqu'au 23 janvier pour répliquer à la Commission sur ce point précis du préavis. Vendredi, Me Rock a eu une discussion sur cette question avec la Commission. L'avocat fera ses remarques par écrit au cours des prochains jours.

Témoignage en dents de scie

Collecteur de fonds pour Union Montréal à compter de 2004, Bernard Trépanier a livré un témoignage en dents de scie devant la Commission. Il a reconnu avoir voulu partager à parts égales les contrats entre les firmes de génie qui faisaient des contributions politiques. Il a toutefois nié avoir participé à la coordination du système de collusion ainsi qu'avoir agi sous les ordres de son ami et président du comité exécutif de la Ville de Montréal, Frank Zampino.

La commission Charbonneau a déposé des documents prouvant que Bernard Trépanier était en contact régulier (81 appels téléphoniques) avec Nicolo Milioto, de Mivella Construction. Cet entrepreneur, surnommé «M. Trottoir», a été décrit par les enquêteurs de la commission Charbonneau comme l'intermédiaire entre le monde de la construction et la mafia. Des vidéos l'ont montré en train d'accepter des liasses d'argent comptant et de les distribuer. Lors de son témoignage, M. Milioto a admis avoir côtoyé Vito Rizzuto, le parrain de la mafia mort l'année dernière.

«Avis défavorable» pour Gérald Tremblay

Outre Bernard Trépanier, l'ancien maire Gérald Tremblay (2001-2012) a également reçu un «avis de conclusion défavorable» de la part de la commission Charbonneau. M. Tremblay a fait savoir à La Presse qu'il ne ferait pas de commentaires pour l'instant. Il n'a pas été possible de savoir quels reproches pourraient être adressés à l'ex-maire Tremblay.

Amer, M. Tremblay s'était défendu devant la Commission d'avoir fait preuve d'aveuglement volontaire et d'être une personne naïve. Il a dit avoir été trahi par son entourage, qu'il avait choisi. En septembre dernier, en entrevue avec La Presse, Gérald Tremblay avait réitéré avoir «tout fait ce qui était possible» et avoir «la conscience en paix».

Pour ce qui est de Frank Zampino, son avocate, Isabel J. Schurman, n'a pas voulu commenter les informations obtenues par La Presse. Par la voix de son porte-parole, Robert Abdallah (directeur général de 2003 à 2006) a quant à lui confirmé avoir reçu un préavis de blâme, mais n'a pas voulu en révéler le contenu.

M. Abdallah n'a pas témoigné lors des audiences de la commission Charbonneau. Il a toutefois réagi sur la place publique lorsque l'ex-entrepreneur Lino Zambito a dit sous serment qu'il avait accepté un pot-de-vin de 300 000$. M. Abdallah a tout nié.

En septembre dernier, M. Abdallah a dit à La Presse être «convaincu» que Gérald Tremblay était au courant de la collusion à la Ville.

Lorsqu'ils étaient en fonction, MM. Zampino et Abdallah fréquentaient des entrepreneurs et des dirigeants de firmes de génie qui brassaient des affaires avec la Ville de Montréal. La Commission a déposé des preuves documentaires à cet effet, notamment des photos de voyage où l'on aperçoit les deux hommes avec Tony Accurso.

La lettre à Claude Léger

Joint par La Presse, l'ancien directeur général Claude Léger (2006-2009) a reconnu avoir en main une lettre l'avisant qu'il pourrait être blâmé par la Commission. «Je ne pense pas avoir fermé les yeux, s'est-il toutefois défendu. J'étais pris dans l'action. En tout respect pour le travail de la Commission, j'ai décidé de ne pas ajouter quoi que ce soit puisque j'ai déjà dit la vérité», a indiqué M. Léger.

À la barre des témoins, M. Léger s'était dépeint comme un fonctionnaire «impuissant». Il avait admis devant la Commission avoir ignoré les signaux d'alarme quant aux problèmes de collusion. En 2006, un rapport de Pricewaterhouse, sous la supervision d'un vérificateur interne, avait conclu que le marché public à Montréal était, règle générale, propice à la formation de cartels. M. Léger n'a jamais transmis ce rapport au maire Tremblay, mais en a discuté avec M. Zampino.

M. Léger avait précisé qu'il s'était concentré sur les priorités politiques de l'administration Tremblay-Zampino: les compteurs d'eau et le Faubourg Contrecoeur. Le premier dossier fait l'objet d'une enquête de l'Unité permanente anticorruption et le deuxième a entraîné des accusations criminelles, notamment à l'égard de Frank Zampino et Bernard Trépanier.

En date de vendredi dernier, la Ville de Montréal n'avait reçu aucun avis de blâme de la commission Charbonneau.

- Avec Sara Champagne

Des préavis

En vertu de ses règles de procédure, la commission Charbonneau doit prévenir les personnes qui sont susceptibles de faire l'objet de conclusions défavorables dans son rapport final. 

La Presse a révélé au cours des dernières semaines que le Parti libéral du Québec et le Parti québécois ont aussi reçu de tels avis. Une fois le préavis reçu, la personne, le groupe ou l'organisme visé dispose de 30 jours pour prévenir la Commission de son désir de répliquer. Jusqu'ici, la preuve a uniquement été présentée par les procureurs de la Commission. Les gens qui ont reçu un préavis ont maintenant l'occasion de présenter des documents, de témoigner eux-mêmes ou de faire témoigner des témoins lors d'audiences publiques spéciales afin de faire valoir leur position. Ils peuvent aussi présenter leurs observations par écrit. 

Ce mécanisme est d'autant plus important que certains des acteurs qui pourraient être identifiés dans le rapport n'ont pas nécessairement témoigné lors des audiences publiques de la Commission, qui se sont terminées l'automne dernier.

- Sara Champagne