Le processus d'appel d'offres qui a précédé le contrat de réalisation du projet domiciliaire Faubourg Contrecoeur, dans l'est de Montréal, en 2006, contrevenait à la loi et comportait de nombreuses lacunes et anomalies, selon un témoin spécialisé dans les contrats publics entendu par la commission Charbonneau.

Le fonctionnaire à la retraite Jacques Victor, ancien conseiller-expert au Secrétariat du Conseil du Trésor, a présenté une analyse du processus suivi par la Société d'habitation et de développement de Montréal (SHDM) pour vendre un terrain public de 38 hectares et confier la réalisation d'un projet résidentiel de 300 millions à Construction F. Catania, de Brossard.

En mai 2012, Paolo Catania, président de l'entreprise, Frank Zampino, ex-président du comité exécutif de la Ville de Montréal, et Martial Filion, ancien directeur général de la SHDM, ont été arrêtés par l'escouade Marteau, de la Sûreté du Québec (SQ), puis accusés de fraude et d'abus de confiance relativement à cette affaire.

En octobre dernier, la sergente Isabelle Toupin, de la SQ, responsable de cette enquête, a contacté M. Victor pour faire l'analyse des documents d'appel d'offres et des délibérations d'un comité de sélection qui a choisi le projet de Construction F. Catania au terme d'un appel public mené tambour battant, entre octobre et décembre 2006.

«J'ai beaucoup d'entraînement à lire des documents d'appel d'offres, a expliqué M. Victor. Lire et faire parler des documents, ça a été un peu ma spécialité durant 30 ans» au service des approvisionnements du gouvernement du Québec.

Il a précisé à la Commssion qu'avant de prendre connaissance des documents fournis par Mme Toupin, il ne connaissait pas les acteurs de ce dossier. Et, comme il vivait à Québec, M. Victor n'avait jamais entendu parler de l'affaire du Faubourg Contrecoeur, révélée par La Presse à l'automne 2008.

L'interdit de publication qui frappait son témoignage devant la Commission, rendu le 31 janvier dernier, a été en partie levé, mardi.

Documents détruits

L'analyse des travaux du comité de sélection, qui a retenu deux entrepreneurs lors d'un appel de qualifications avant d'attribuer le contrat à Construction F. Catania à la suite d'un appel d'offres final, a été en partie reconstituée par le témoin, à partir de documents saisis en cours d'enquête par la SQ. À l'exception d'une grille de pointage cosignée par les quatre membres du comité, on n'a retrouvé ni rapports ni trace d'un pointage individuel attribué par chacun des membres du comité aux différents projets qu'ils devaient analyser.

«On [la SQ] nous a expliqué que les rapports de comités de sélection avaient tous été détruits», a dit M. Victor.

Ces documents, affirme le spécialiste, sont «du domaine financier. Ordinairement, ça aboutit sur un contrat. Donc, ces documents-là ont la même valeur de conservation que tout ce qui est financier, au moins cinq ans. En plus, chaque organisme a ses propres politiques de conservation des documents. Cela n'appartient pas aux individus qui ont travaillé là-dedans. Ce sont des documents publics. Ils doivent être conservés».

Des rapports commandés par la Ville de Montréal ont déjà révélé que ces documents ont disparu alors qu'ils étaient en possession de la firme Groupe Gauthier Biancanamo Bolduc (GGBB), qui a préparé les appels publics liés au Faubourg Contrecoeur, et dont le président, Daniel Gauthier, fait partie des personnes arrêtées et accusées le 12 mai dernier.

Le procureur de la Commission, Me Paul Crépeau, a relevé lors de l'interrogatoire de M. Victor que dès la troisième page du document d'appel de qualifications, une note précise que «les demandes de qualification ne seront pas ouvertes publiquement».

«Qu'est-ce que ça vous dit, ça, M. Victor?» a demandé le procureur.

«La loi nous oblige à ouvrir publiquement un appel d'offres, a-t-il répondu. Surtout de cette ampleur-là.»

Terrain à vendre?

Au coeur de l'affaire du Faubourg Contrecoeur se trouvait un grand terrain vierge de 38 hectares, grand comme le parc Lafontaine, appartenant à la Ville de Montréal. La SHDM a obtenu le mandat de mettre en valeur le terrain. Or, dans l'appel de qualifications lancé en octobre 2006 pour sélectionner les entreprises qui participeront à un appel d'offres final, il n'est pas clair que la vente du terrain fera partie du contrat.

«On n'en parle pas vraiment, explique M. Victor. On explique ce qu'on veut, on donne un certain nombre d'intentions, mais ça s'en tient à ça. On ne peut pas déduire, de ce qui est écrit, que l'achat du terrain est inclus là-dedans.»

Les entreprises intéressées ont eu deux semaines seulement pour répondre à l'appel de la SHDM. C'est le délai légal minimum, précise M. Victor.

«Deux semaines, on le voit souvent, mais on a aussi beaucoup d'appels d'offres où on donne largement le temps aux entreprises de préparer quelque chose d'intéressant», estime le spécialiste.

Cinq entreprises ont présenté leur candidature à cette étape de qualification: Aecom, Catania, Habitations St-Luc, Marton et Socam. Un comité de sélection a évalué les dossiers en fonction de cinq critères.

Le comité de sélection a retenu deux candidatures: celles de Catania et de Marton. Les rares documents disponibles ne permettent pas de savoir comment chacun des membres a évalué les candidats.

«Cette information-là n'existe pas. Elle a été détruite, probablement, comme le reste. Donc, je ne sais pas, au départ, si chacun des membres avait la même perception.»