Le 1er février 1973, la Commission d'enquête sur le crime organisé (CECO) a commencé ses travaux pour instruire le public et déstabiliser la pègre. Mais le crime organisé allait toutefois s'adapter jusqu'à repasser dans ses propres pistes, 40 ans plus tard.

L'immeuble du 5882, rue Jean-Talon Est, ne détonne pas dans le paysage de l'arrondissement de Saint-Léonard, à Montréal. Au début des années 70, il abritait pourtant deux importants repaires de la mafia montréalaise, le Reggio Bar et la Gelateria Violi.

C'est là que la police de Montréal réussira à installer des micros et ainsi suivre les allées et venues de Paolo Violi, bras droit du parrain de l'époque, le Calabrais Vic Cotroni. Le dépôt des enregistrements devant la CECO en novembre 1975 constituera l'un des moments forts de l'enquête publique. Les méthodes de la mafia, sa structure, ses liens internationaux seront mis au jour.

«L'infiltration de voyous sans moeurs ni morale, portant la redingote, s'est réalisée chez nous dans des domaines d'activités de toute nature», constatera la CECO dans l'un de ses rapports.

Contraint de se présenter à la barre des témoins, Paolo Violi a affirmé qu'il n'avait rien à dire et a écopé d'une peine de prison d'un an pour outrage. Peu de temps après sa sortie, il a été assassiné. L'événement allait marquer la fin d'une époque: après la mainmise des Calabrais, c'était maintenant au tour de la famille sicilienne Rizzuto de diriger les activités mafieuses à Montréal.

Malgré la turbulence, l'immeuble de la rue Jean-Talon est toujours debout. Et il est encore aujourd'hui entre les mains d'une personne associée à la mafia: Domenico Arcuri, que d'aucuns voient comme un acteur important dans la réorganisation de la mafia montréalaise et, du coup, un adversaire du parrain Vito Rizzuto. En fait, le propriétaire de l'immeuble est la société d'investissement Dominpex, dont les deux actionnaires sont les frères Antonio et Domenico Arcuri.

Au cours des témoignages entendus à la commission Charbonneau expliquant l'étendue de la corruption, les combines des uns pour soudoyer les autres, les magouilles pour détrousser les municipalités et assurer le bien-être financier des partis politiques sans oublier la mafia, le nom d'Arcuri est ressorti à plusieurs reprises. Jusqu'en août dernier, M. Arcuri dirigeait Construction Mirabeau, qui a été nommée comme l'une des entreprises ayant bénéficié d'un accès privilégié aux contrats accordés par la Ville de Montréal. L'homme apparaît même sur les vidéos captées au quartier général de la mafia, le Consenza, alors qu'il vient y verser sa ristourne en argent comptant.

Domenico Arcuri est également connu pour avoir participé en avril 2009 à une activité de financement organisée pour l'ex-ministre libérale Line Beauchamp.

Au cours de la dernière année, certains immeubles appartenant à M. Arcuri ont été la cible d'incendies. Le 5882, rue Jean-Talon Est n'a toutefois pas été touché.

Un patrimoine mafieux

«Plus ça change, plus c'est pareil!», s'exclame Robert Ménard, qui ne s'étonne guère que l'immeuble fasse toujours partie du patrimoine mafieux. Ce policier, aujourd'hui à la retraite, a infiltré le clan Cotroni-Violi de 1970 à 1975 en louant l'appartement au-dessus du Reggio Bar.

M. Ménard ne cache pas sa déception devant la CECO, tout comme son désabusement quant aux résultats attendus de la commission Charbonneau. «Il faut des criminels pour faire vivre le système de justice. C'est une industrie. Il y aura quelques petits «frotteurs» qui vont recevoir une claque sur les doigts, mais c'est tout», croit-il. Si l'enquête de la CECO s'est soldée par de nombreuses peines d'emprisonnement, il n'en reste pas moins que certaines institutions ont à peine été écorchées, rappelle M. Ménard.

Par exemple, dans l'un des rapports de la CECO, on souligne le rôle joué par certaines institutions financières pour soutenir le travail illicite de «cette sale et monstrueuse pègre». «Nous avons aussi constaté que ces gens ont pu s'assurer la connivence et l'appui nécessaires de personnes bien en place dans des institutions essentielles», dont certaines banques.

Une succursale de la Banque de Montréal du boulevard Décarie - qui existe toujours, d'ailleurs - était connue comme une «succursale de la mafia», selon le témoignage de son directeur devant la CECO. «Le bureau-chef le savait», a dit cet homme sous serment.

De plus, on note que Vic Cotroni «brassait régulièrement et discrètement ses affaires à une succursale de la Banque canadienne nationale» (ancien nom de la Banque Nationale) dans l'est de Montréal.

Mais comme l'a rappelé le 1er février 1973 le juge Rhéal Brunet, en lançant les premières audiences publiques de la CECO, «il [s'agissait] d'une enquête et non d'un procès». «Il n'y a donc ni partie, ni demandeur, ni défendeur, ni accusé», avait-il ajouté. De plus, aucun contre-interrogatoire des témoins ne serait permis, avait prévenu le juge Brunet, contrairement à ce qui est fait à l'heure actuelle à la commission Charbonneau.

C'est en janvier 1972 que le gouvernement a annoncé la mise sur pied de la CECO sous la direction de la Commission de la police. Il répondait ainsi à la recommandation de la commission Prévost sur l'administration de la justice en matière pénale et criminelle, qui avait conclu que le crime organisé était toujours présent au Québec en plus d'être lié à la pègre aux États-Unis.

Quarante ans plus tard, l'exercice est repris.