Entre 2000 et 2008, l'ex-ingénieur de la Ville de Montréal Gilles Surprenant a reçu 706 000$ des entrepreneurs avec qui il a collaboré. Son rôle consistait essentiellement à hausser les coûts des contrats, ce qu'il a fait à près de 90 occasions, selon son témoignage aujourd'hui devant la commission Charbonneau.

> Suivez notre journaliste Karim Benessaieh sur Twitter

Les entrepreneurs les plus généreux ont été Joe Borsellino, de Construction Garnier, et Lino Zambito, propriétaire d'Infrabec, qui lui ont donné à trois reprises 22 000$. Le plus constant a été Tony Conte, qui lui a donné des pots-de-vin totalisant 147 000$ en dix-huit versements. Le montant total de 706 000$, de l'aveu même de M. Surprenant, ne comprend pas tous les cadeaux qu'il a reçu -le plus spectaculaire étant les billets de saison du Canadien reçus en 2004, d'une valeur de 12 000$.

La commission a ainsi terminé en milieu d'après-midi la fastidieuse revue des 91 contrats auxquels a travaillé M. Surprenant et jugés «suspects». Le fonctionnaire à la retraite a reconnu qu'il s'agissait de l'essentiel de son oeuvre durant ces années. En fin de journée, il a de plus reconnu qu'il savait qu'un de ses collègues, Luc Leclerc, empochait un pourcentage notable des «faux extras» sur les contrats. Mais tandis que le témoin précédent, Lino Zambito, avait établi cette part à 25%, M. Surprenant l'a plutôt baissée «entre 10 et 15%»

On a appris aujourd'hui que Luc Leclerc sera appelé à témoigner.

Disgrâce en 2006

Dès avril 2006, les entrepreneurs coupables de collusion à la Ville de Montréal «se sont aperçus que le système fonctionnait de lui-même», a révélé Gilles Surprenant.

«On m'a dit «Tes services ne sont plus requis». Je dois dire que je n'étais pas malheureux de la situation.»

M. Surprenant a établi que sa disgrâce avait commencé avec trois contrats de réfection des infrastructures sur le boulevard Gouin, au printemps 2006. Les contrats avaient été précédemment refusés en 2005 par une firme de gestion de projets, Macogep, qui les avait jugés trop coûteux.

Les nouveaux appels d'offres ont pourtant donné des résultats semblables, avec des coûts parfois même supérieurs. Ils ont été octroyés pour un montant global de plus de 13 millions en avril 2006 à Construction Garnier, Construction Frank Catania et Infrabec. Gilles Suprenant a reçu 22 000$ en pots-de-vin sur deux des contrats, le troisième lui ayant été refusé.

Le témoin a noté au passage le rôle ambigu de Macogep, dont les estimations après coup étaient généralement semblables à celles de son département. «Les nôtres étaient boostées de 30 à 35%», a-t-il rappelé.

«Truqué» par les entrepreneurs

Cette mésaventure a valu à l'ex-ingénieur une rencontre passablement désagréable avec Pasquale Fedele, responsable à la firme Construction Frank Catania. «Il a commencé... Pas à m'insulter, mais en voulant dire «Regarde t'es rien, oublie tout ça, c'est fini ces affaires-là». Cette journée-là, il ne m'a rien remis. On m'a comme insulté.»

Le même Pasquale Fedele l'a pourtant recontacté pour lui remettre 10 000$ en argent comptant. «Il m'a rappelé une semaine plus tard pour me dire «Gilles, OK, on a quelque chose pour toi». Je ne sais pas ce qui s'est passé entre la première et la deuxième réunion.»

À partir de ce mois-là, le fonctionnaire a compris qu'il n'était plus dans les bonnes grâces des entrepreneurs. «Les montants ont diminué de façon drastique.  Il y a des entrepreneurs qui avaient décidé qu'ils ne donnaient plus rien, Tony Conte (propriétaire de Conex) m'a dit que certains allaient continuer avec des montants très faibles... selon les standards antérieurs.»

Les coûts des contrats étant toujours gonflés de 30 à 35%, M. Surprenant a émis l'hypothèse que les pots-de-vin continuaient à être versés à un autre fonctionnaire. Il a mentionné le directeur de département Robert Marcil, qui aurait manifesté son intention d'«avoir sa part». «Il a fait un voyage en Italie avec un entrepreneur, un voyage de pêche, il était près des entrepreneurs. Je ne peux que faire des suppositions, je ne peux rien prouver.»

Il précisera plus tard que seuls deux entrepreneurs, Joe Borsellino et Joey Piazza, ont totalement arrêté de lui verser des pots-de-vin. Pour les autres, «on m'avait dit que c'était le libre choix des entrepreneurs.»

Ébranlé par le 3%

Il s'agissait de la première anicroche pour l'ingénieur qui avait commencé à recevoir des pots-de-vin dès 1991. Ses liens avec les entrepreneurs responsables de la collusion se détérioreront pour cesser totalement dès 2009. D'entrée de jeu, ce matin, M. Surprenant a tenu à préciser que l'expression «contrat truqué» qu'il avait utilisée à des dizaines de reprises s'appliquait aux entrepreneurs, non aux fonctionnaires et aux élus de la Ville.

Quand il a appris vers 2004 de la bouche d'un collègue, Luc Leclerc, que 3% de la valeur des contrats allait au comité exécutif, il affirme en avoir été «ébranlé». «C'est quelque chose qui reste à prouver, définitivement», a-t-il ajouté.

L'affirmation a surpris la commissaire France Charbonneau, qui lui a rappelé qu'il recevait des pots-de-vin depuis une quinzaine d'années.

L'ingénieur à la retraite a répété que «tout le monde constatait ces augmentations de prix» causées par la collusion. «Chez nous, c'était connu, je dirais même jusqu'au commis de bureau. Ce n'était pas mon rôle à moi, simple fonctionnaire, d'appeler la police pour ça.»

Il soutient qu'il y a eu des indices de collusion, «des articles de journaux écrits par d'excellents journalistes, mais aucune initiative n'est venue.»

«Pas un méchant»

Lui-même ne souhaitait pas être impliqué dans un tel système lorsqu'il a été embauché par la Ville. «Je ne voulais pas d'un système comme ça. L'argent que j'ai reçu, je ne savais pas quoi faire avec. J'en ai remis une grande partie. Je ne suis pas un méchant, je suis un fonctionnaire qui a été corrompu.» La semaine dernière, il a précisé qu'il avait perdu «entre 250 et 300 000$» au casino, une façon pour lui de redonner une partie de ses pots-de-vin à l'État.

Quoi qu'il en soit, M. Surprenant a quitté le «système» en 2009. Les trois contrats auxquels il a participé cette année-là, lui qui a pris sa retraite en novembre, ne lui ont pas rapporté un sou en pot-de-vin. «Je m'attendais à recevoir peut-être quelque chose, mais on ne m'a rien donné», a-t-il précisé.

Son départ à la retraite a coïncidé avec la mise sur pied de l'escouade Marteau. L'ingénieur a reconnu qu'il avait «peut-être inconsciemment» été influencé par cet événement, mais a expliqué son départ à la retraite par des raisons personnelles. «J'étais rendu à 33 ans de service, ça faisait quelques années que je pensais partir. Ce qui m'a incité le plus, c'est que ma fille la plus vieille était malade, on a appris que ses reins ne fonctionnaient plus. Mon autre fille voulait déménager chez moi. Je me suis dit: 'C'est le temps'.»

Gilles Suprenant reprend son témoignage demain matin, avec l'interrogatoire mené par le procureur de la commission, Denis Gallant, qui devrait durer encore une demi-heure. Les contre-interrogatoires suivront.