L'ancien dirigeant de l'Unité anticollusion (UAC), Jacques Duchesneau, a menacé de claquer la porte à deux reprises devant le manque de collaboration au ministère des Transports. C'est ce qu'il a révélé hier lors de sa première journée de témoignage devant la commission Charbonneau, qui promet de faire l'«autopsie» de son rapport explosif.

Les trois premiers mois d'existence de l'Unité ont été minés par les tensions au sein du ministère des Transports (MTQ), dont Jacques Duchesneau relevait. L'aventure a bien failli prendre fin 10 jours à peine après l'annonce de sa création.

Le 2 mars 2010, le sous-ministre aux Transports, Michel Boivin, convoque l'ancien policier pour lui demander de signer une déclaration sous serment. M. Duchesneau s'est dit profondément «insulté» du document bourré «d'allégations indignes».

On lui demande notamment d'assurer qu'il n'entretient pas de liens avec le crime organisé. «Ça m'a jeté par terre. Quand j'ai créé Carcajou, j'avais tellement d'amis dans le crime organisé qu'ils ont voulu me tuer», a-t-il ironisé, en référence à l'escouade de lutte contre les motards criminels qui a été active au milieu des années 90. Pour témoigner de sa probité, cet ex-chef du Service de police de la Ville de Montréal rappelle avoir déjà arrêté l'un de ses anciens patrons pour trafic de stupéfiants.

Le MTQ lui demandait également de jurer n'avoir jamais enfreint la loi sur le financement des partis lors de sa brève incursion sur la scène municipale, en 1998. Des allégations circulaient à l'époque au sujet de sa campagne à la mairie de Montréal. Il sera blanchi plus tard par le Directeur général des élections.

«J'étais prêt à retourner chez nous», dit Jacques Duchesneau, qui a refusé de signer la déclaration. Le MTQ abandonnera finalement cette exigence.

Unité sans moyens

Les difficultés de l'UAC ne s'arrêtent pas là. Trois mois après la création de son groupe, Jacques Duchesneau constate que son équipe se trouve dans un «cul-de-sac». Les semaines passent, mais le MTQ tarde à lui donner des moyens pour mener à bien son mandat.

Les enquêteurs entrent en fonction le 12 avril, mais n'ont rien pour faire leur travail. Sans bureau durant leurs 18 mois de travail, les membres de l'équipe doivent travailler de leur domicile ou sur la route. Pour se rencontrer, ils «squattent» les bureaux montréalais du sous-ministre Michel Boivin, plus souvent à Québec. Au départ, les enquêteurs n'avaient même pas de véhicules de fonction pour se rendre sur les chantiers et de-

vaient utiliser leur véhicule personnel.

Pour interroger leurs quelque 500 témoins, les enquêteurs n'ont même pas de carte d'identité ou professionnelles, seulement leur «badge de policier retraité».

«Je sentais que les gens attendaient des résultats, mais on n'était pas capables de livrer», se désole encore Jacques Duchesneau. Excédé, il rencontre le 25 mai 2010 le sous-ministre et le chef de cabinet de la ministre des Transports de l'époque, Julie Boulet. Dans une longue lettre qu'il leur remet - et qui a été déposée à la Commission hier -, il leur offre de partir.

«J'avais obligation de résultat. Je suis comme un enfant, j'ai le besoin du plaisir immédiat. Quand je demandais quelque chose, j'avais besoin de l'avoir immédiatement.»

Déblocage

Cette rencontre qui aurait pu de nouveau sceller la fin de l'UAC marque plutôt le véritable début de l'enquête. Soudain, les portes du MTQ s'ouvrent toutes grandes. «On a eu la collaboration qu'on aurait dû avoir depuis le départ», a dit Jacques Duchesneau.

Ce déblocage a permis à l'enquête de progresser rapidement. Si bien qu'en août, un premier «rapport de situation» est déjà en rédaction et sera déposé en octobre 2010. Le document de 86 pages aura toutefois bien peu à voir avec le rapport final, explosif, qui a mis en lumière plusieurs stratagèmes de collusion dans l'industrie de la construction et mené à la mise sur pied de la commission Charbonneau.

L'interrogatoire de l'ancien policier, mené par le procureur en chef adjoint, Me Claude Chartrand, se poursuit aujourd'hui, à 9h30. Les audiences seront suspendues exceptionnellement cet après-midi, car l'avocat de Jacques Duchesneau ne peut être présent. Cinquième et dernier témoin prévu ce printemps, celui-ci a jusqu'au 22 juin pour clore sa présentation. Les audiences de la Commission, suspendues pour l'été, reprendront à l'automne, après la fête du Travail.

 

Dans sa lettre de plainte au sous-ministre des Transports - le ministère auquel son unité était rattachée au départ -, il se plaignait d'un «mandat flou», d'un manque de coopération du ministère, de n'avoir «aucun droit de parole».

«On n'avait pas d'outils», a-t-il relaté à la commission. «On ne va nulle part», alors que «la pression se fait importante pour qu'on livre».

Il a aussi découvert une directive d'un sous-ministre des Transports, mais non du ministre, invitant les employés à ne pas lui parler. Il affirme toutefois que la directive a été changée après qu'il s'en soit plaint.

M. Duchesneau a pu obtenir que des pouvoirs de commissaire-enquêteur soit octroyés à son équipe, afin d'avoir davantage de moyens pour agir, mais là encore, il a rapporté qu'on lui a tout de suite suggéré de ne pas les exercer, à cause d'un «flou juridique» concernant ces pouvoirs.

Après quelques mois, après cette lettre de 10 pages et après avoir réussi à rencontrer le sous-ministre, les choses ont fini par se tasser et le climat de travail est devenu «beaucoup mieux», a témoigné M. Duchesneau.

Lettre «insultante»

L'ancien directeur du Service de police de la Ville de Montréal a également relaté que dès les premiers jours après sa nomination, en février 2010, comme chef de l'Unité anticollusion, des gens qu'il identifie «à une instance supérieure», «au niveau politique, mais je ne sais pas de qui ça vient», ont tenté de lui faire signer une lettre, avant même que son contrat soit signé.

Dans cette lettre qu'on voulait lui faire signer, il devait notamment assurer qu'il n'avait jamais transgressé les règles électorales lors de son passage en politique municipale à Montréal, une douzaine d'années auparavant. Il devait également certifier qu'il n'avait pas de liens avec des membres du crime organisé.

M. Duchesneau s'est dit «insulté», «jeté par terre», outré qu'on ait ainsi mis en doute son intégrité, en abordant vaguement de tels doutes sur son intégrité dans un affidavit qu'on voulait lui faire signer, après l'avoir nommé publiquement le 23 février 2010, mais avant de lui avoir fait signer son contrat le 19 mars.

«A chaque point nouveau qui était amené, je sursautais. J'ai été, vraiment, honnêtement, insulté par la proposition qui était faite, donc j'ai refusé de signer. On faisait des références, des allégations qui étaient totalement fausses et qui étaient indignes. J'ai refusé de signer ça. On a eu plusieurs discussions. Finalement, ça s'est soldé par une lettre que j'ai préparée en réplique à ça.»

Il a alors indiqué que si son curriculum vitae imposant en matière de services policiers et de sécurité ne suffisait pas, il s'en irait, tout simplement.

M. Duchesneau a dirigé le Service de police de la Ville de Montréal, soit le deuxième plus important corps de police au Canada, de même que l'Administration canadienne de la sûreté du transport aérien, en plus d'occuper un poste à Interpol.

«Le sous-ministre m'a dit: «Écoutes, Jacques, si tu ne signes pas l'affidavit, il n'y a pas de contrat'. Alors, je me suis levé et je me suis en allé. Il m'a dit: «reviens, on va se parler'. Finalement, l'entente qu'on a eue, c'est que je signerai cet affidavit quand tous les membres du conseil des ministres signeront le même affidavit, et ça me fera plaisir de le signer», a-t-il relaté. Comme compromis, il a finalement prêté le même serment que celui exigé des membres du conseil des ministres.

L'ancien chef de l'Unité anticollusion a également rapporté que les gens, au départ, avaient peur de parler à son équipe, mais que les langues se sont déliées après qu'il les eut assurés qu'il ne formait pas l'escouade policière Marteau, mais une équipe chargée d'identifier les façons de faire - les «stratagèmes».

Selon lui, le fait de taire les noms de ces quelque 500 personnes qui ont accepté de parler était une «condition sine qua non» pour qu'elles racontent ce qu'elles savaient ou avaient vu.

On a aussi appris que c'est M. Duchesneau lui-même qui a décidé de rédiger un rapport - ce n'était pas précisé dans son mandat.