Peu d'entreprises sont sanctionnées en raison de leur incompétence, le processus étant trop lourd et les sanctions faciles à éviter, a reconnu le deuxième témoin de la Commission Charbonneau. La juge France Charbonneau s'est étonnée de l'impossibilité pour des organismes publics d'écarter de telles firmes des appels d'offres.

Les audiences de la Commission d'enquête sur l'octroi des contrats publics dans l'industrie de la construction ont repris ce matin avec le témoignage de Michel Dumont, conseiller au secrétariat du Conseil du trésor. Celui-ci est responsable de la formation des fonctionnaires à l'utilisation des nouvelles règles dans l'octroi des contrats publics.

Le témoin a expliqué que les organismes publics pouvaient écarter des appels d'offres pendant deux ans une entreprise lorsque celle-ci avait fait l'objet d'un rapport de rendement insuffisant. Mais voilà, cette procédure est peu utilisée. «On n'a pas beaucoup d'exemples. Les gens trouvent ça très lourd de faire ça, d'exclure une entreprise. Il y a des organismes publics qui n'en ont jamais fait», a révélé Michel Dumont.

Le témoin a de plus ajouté qu'il était facile pour une entreprise d'éviter les sanctions. «Elle change de nom et elle peut soumissionner.»

De plus, un tel rapport de rendement ne peut pas être partagé, si bien qu'une entreprise barrée dans une commission scolaire peut continuer à décrocher des contrats dans les autres commissions scolaires. La juge Charbonneau s'est indignée d'apprendre qu'un organisme pourrait ainsi être «obligé d'engager quelqu'un qu'une autre commission scolaire a trouvé incompétent pour faire le travail, jusqu'à ce qu'on se rende compte qu'il ait fait le tour des commissions scolaires». Elle s'est dite étonnée «qu'on en soit obligé d'en arriver à donner 5 ou 6 ou 7 contrats pour qu'on décide que quelqu'un est incompétent».

«J'en conviens, mais c'est ce que la réglementation permet», a commenté Michel Dumont, invité par la juge à dires'il trouvait cette situation «logique».

«Extras» divulgués

Le témoin a par ailleurs révélé que le Conseil du trésor allait resserrer les règles entourant les «extras» à l'automne, conséquence directe du rapport de l'Unité anticollusion, dirigé à l'époque par Jacques Duchesneau. Les suppléments ou dépassements de coûts seront désormais systématiquement rendus publics.

Durant son témoignage, Michel Dumont a souligné que le montant final d'un contrat ne se trouvait pas dans les documents d'appels d'offres. Le montant final sera désormais publié , peu importe la façon dont le contrat a été octroyé, soit avec ou sans appel d'offres.

Comités à protéger

Le témoin a également estimé que les comités de sélection décidant de l'octroi de certains contrats devaient être mieux protégés. Leurs membres ne devraient jamais être nommés pour éviter qu'ils ne reçoivent «de petits cadeaux» afin d'influencer leurs décisions.

Questionné par les commissaires, Michel Dumont a identifié certains risques pouvant affecter les comités de sélection. Ceux-ci sont mis sur pied pour octroyer certains contrats publics lorsque des critères de qualité, donc subjectifs, doivent être considérés dans un appel d'offres. «Il a un risque de nommer le monde. Si on connaît les membres, on pourrait essayer de les influencer avec un petit cadeau», a indiqué Michel Dumont.

Ce danger est important puisque, dans certains ministères et organismes, «les mêmes trois ou quatre» personnes forment souvent les comités de sélection.

Le témoin a souligné que, pour l'instant, rien ne protège l'identité des membres des comités de sélection après l'octroi d'un contrat. Une entreprise pourrait ainsi facilement connaître le nom des responsables d'octroyer les contrats pour un ministère.

Éviter les scandales

Dans son témoignage, Michel Dumont a dit prévenir les dirigeants d'organismes, lors de ses formations, en plus d'assurer une saine gestion des fonds publics, les règles d'octroi des contrats permettent d'éviter les dérapages. Michel Dumont leur souligne fréquemment que les photos de dirigeants font plus souvent la première page des quotidiens en raison des scandales que lors des coupures de rubans.

Pour les ministères et organismes, la loi prévoit que tout achat de plus de 25 000 $ et contrat de service de plus de 100 000 $ doit être octroyé par appel d'offres. Pour le réseau de l'éducation et de la santé, le seuil minimal pour aller en appel d'offres est de 100 000 $ dans tous les cas.

Des exceptions aux appels d'offres, dont les urgences

Le témoin a souligné que la loi prévoit toutefois plusieurs exceptions. N'y sont pas assujettis les Villes, Société de transport et plusieurs sociétés d'État, dont Hydro-Québec, Loto-Québec, SAAQ, SAQ, CCQ, AMT, AMF, Caisse de dépôt, CRIQ, Héma-Québec, Institut national des mines, Investissement Québec, SÉPAQ. Ceux-ci doivent toutefois avoir leurs propres règles.

La loi permet de «régionaliser» l'octroi des contrats, c'est-à-dire d'ouvrir l'appel d'offres seulement aux entreprises d'une région. «Ça peut être une rue comme tout le Québec, tant qu'il y a de la concurrence», a dit Michel Dumont. Le gouvernement estime que la concurrence est suffisante quand au moins trois entreprises sont présentes. Questionné par le commissaire Renaud Lachance sur la fréquence des appels d'offres restreints à une région, Michel Dumont a toutefois indiqué qu'«il s'en fait un peu». Une règle précise qu'un ingénieur dont les services sont ainsi retenus doit résider depuis au moins deux mois dans la région. «Parce qu'au début, on avait quasiment des boîtes aux lettres qui répondaient aux appels d'offres», a dit Michel Dumont.

La loi prévoit également des exceptions pour permettre d'offrir sans appel d'offres, soit de gré à gré, des contrats. Les situations d'urgences en font partie. «Ce ne doit pas être une urgence administrative, parce que votre patron dit que ça doit être fait en urgence. Mais si un viaduc tombe, on ne le souhaite à personne, on ne lancera pas un appel d'offres pour dégager la route et sortir les blessés et les morts», illustre Michel Dumont.

Certaines circonstances peuvent justifier qu'un ministère ne procède pas par appel d'offres. Michel Dumont a estimé justifier que le ministère des Transports peut ainsi y aller de gré à gré pour l'achat d'enrobé bitumineux. En cas d'appel d'offres, une entreprise trop éloignée d'un chantier pourrait remporter l'appel d'offres, mais l'enrobé bitumineux risquerait d'arriver en mauvais état.

Avant de lancer un appel d'offres, les responsables doivent bien cerner toutes les dépenses qu'un projet pourrait engendrer, avise également M. Dumont. Une table n'est pas juste une table, elle aura aussi besoin d'être assemblée, illustre-t-il. Qui le fera? L'entreprise ou les fonctionnaires? Mieux vaut en prévoir plus dans l'appel d'offres, sinon il y a risque de suppléments.

Les «extras», connus depuis longtemps

Ce témoignage a suivi celui de Jacques Lafrance, qui a oeuvré à l'octroi des contrats au gouvernement pendant 35 ans. Celui-ci a souligné que le problème des «extras» en construction est connu depuis plus de 50 ans.

Les audiences se poursuivront mardi alors que la Commission doit entendre deux personnes du ministère des Transports du Québec. Il s'agit de la sous-ministre adjointe Chantal Gingras et de Marcel Carpentier, responsable de l'octroi des contrats.

Témoignage attendu, l'ancien directeur de l'Unité anticollusion, Jacques Duchesneau, doit être entendu mercredi ou jeudi. Celui-ci devrait mettre fin aux audiences de ce printemps, bien que la Commission se soit gardé le privilège de convoquer d'autres témoins.