Au deuxième jour du témoignage de Marc Bellemare à la commission Bastarache, l'ancien ministre de la Justice a lâché une bombe en soutenant, sous serment, que Jean Charest lui avait imposé le silence quand il a quitté la politique.

Lorsque Marc Bellemare a quitté le Conseil des ministres, le premier ministre Charest lui aurait intimé l'ordre de ne jamais faire allusion à leurs échanges touchant les financiers du PLQ et la nomination des juges.

Marc Bellemare s'était gardé des munitions pour sa deuxième journée de témoignage devant la commission Bastarache. À la fin d'une matinée d'interrogatoire par le procureur en chef, Giuseppe Battista, Marc Bellemare a lâché sa bombe et, sous serment, a soutenu que son ancien patron lui avait imposé le silence lors de son départ.

Il a raconté que, au cours de cette ultime réunion qui a eu lieu au cabinet du premier ministre juste avant qu'il annonce sa démission, à la fin du mois d'avril 2004, M. Charest s'était montré «très nerveux». «Il m'a rappelé le serment. Il m'a dit: Tu sais que tu as un serment ministériel. Fava, Rondeau, les juges, l'argent... cela n'existe pas. Tu n'as pas le droit de parler de ça.»

Il l'avait rassuré tout de suite: «Pas question de vendetta, je ne me venge pas de quoi que ce soit.» En revanche, il a refusé d'attribuer son départ à des considérations familiales, ce que souhaitait Jean Charest. «Je ne dirai pas que j'ai mal au ventre ou que ma femme veut que je démissionne», a lancé M. Bellemare.

Son interrogatoire se poursuivra lundi prochain. Visiblement, le procureur Battista estimait avoir passablement de travail à faire avant de lâcher son témoin principal - M. Bellemare s'était refusé à une déposition préalable, courante pour ces commissions d'enquête.

Mercredi, le procureur Battista a voulu savoir si M. Bellemare avait des preuves documentaires ou des témoins des interventions du financier libéral Franco Fava en faveur de trois candidats à la magistrature. M. Bellemare avait jeté quelques notes dans un style très télégraphique sur le carton d'une tablette de papier, tout en écoutant un match du Canadien à la télévision. Il avait complété ces notes dans les jours suivants avant d'enfouir ce carton dans un tiroir avec des médailles et des photographies.

Il n'a donc pas de preuve «objective et indépendante» - la formule utilisée par le procureur Battista. «Je n'ai pas de document, d'audio ou de vidéo de ça», a laissé tomber M. Bellemare, longuement interrogé sur ses quatre ou cinq rencontres dans des restaurants avec Franco Fava et sur la dizaine de coups de fil passés à son cabinet ou à son domicile. Ainsi, M. Bellemare ne peut préciser où il se trouvait quand Franco Fava a pour la première fois intercédé en faveur de Me Marc Bisson comme candidat à la magistrature.

Il n'est pas certain non plus des adjoints - son chef de cabinet, Michel Gagnon, ou son attaché de presse, Jacques Tétreault - qui auraient pu assister à ces démarches. S'il n'a pas mis les noms de Norm MacMillan et de Michel Després dans la liste des acteurs, c'est que, à son avis, ces politiciens n'ont pas exercé de pressions «indues» pour faire nommer leurs candidats.

Quelques faits nouveaux ont toutefois été mis au jour. Jean Charest a soutenu mardi que jamais M. Fava n'était venu à son bureau. Or, il s'en est tout de même pas mal approché: Marc Bellemare a soutenu avoir vu l'entrepreneur de Québec à quelques reprises dans le bureau de Chantale Landry, responsable des nominations au cabinet de M. Charest, à quelques mètres du bureau du premier ministre.

Pourquoi avoir attendu si longtemps?

Surtout, Marc Bellemare a expliqué pourquoi, après s'être tu pendant sept ans, il a lancé ce pavé dans la mare au printemps.

Au départ, Le Soleil a sollicité ses commentaires sur le refus du gouvernement d'ouvrir une enquête publique sur la corruption dans l'industrie de la construction. En entrevue, il a tenu des propos généraux sur l'influence des entrepreneurs sur les partis politiques et de la FTQ sur le gouvernement.

Le lendemain, la réplique virulente du premier ministre Charest et de son responsable de la Justice, Jacques Dupuis, l'a piqué au vif. Les élus ont en substance sommé l'ancien ministre de passer à table, «d'arrêter de niaiser», se souvient Me Bellemare. MM. Charest et Dupuis «étaient provocants». Conscient du serment qu'il avait prêté à titre de ministre, M. Bellemare a décidé de défendre sa crédibilité en répondant avec prudence, sans mentionner de noms ou de nominations précises.

Sans ce duel médiatique avec Jean Charest, Marc Bellemare n'aurait jamais parlé des irrégularités dans le processus de nomination des juges.

«J'ai considéré qu'il y avait trois cas auxquels j'avais assisté... j'estime que notre système est correct, il fonctionne bien. Il y a trois histoires pour trois nominations qui créent problème. J'ai considéré ça comme trois irrégularités de parcours, qui avaient été avalisées par mon premier ministre.»

Dès qu'une «enquête sur l'industrie de la construction» a été évoquée par Me Bellemare, l'avocate Suzanne Côté, représentante du gouvernement, a bondi pour faire objection: on débordait selon elle le mandat de la Commission. Le procureur de M. Bellemare, Renald Beaudry, est intervenu pour souligner qu'on ne pouvait demander à son client de démontrer sa crédibilité si on l'empêchait de fournir des réponses complètes. Embêté, le commissaire Bastarache a donné le feu vert à M. Bellemare.

Franco Fava insistait «avec arrogance» pour faire nommer le fils d'un organisateur libéral, Guy Bisson, à un poste de juge à Longueuil, une situation inusitée. Quand le procureur Battista a demandé si Jean Charest «semblait entériner cette façon de faire», Bellemare a bondi: «Il ne semblait pas... il était aussi vigoureux que M. Fava!»

«C'était non équivoque, a-t-il ajouté. M. Fava disait qu'il était en contact avec M. Charest, qu'il allait ramasser 1 million cette année, qu'il parlait à M. Charest quand il voulait.» Surtout, lors des élections, «M. Charest m'avait suggéré avec insistance de faire affaire avec M. Fava pour amasser des fonds».

À la question de savoir pourquoi il n'a parlé de son embarras qu'au premier ministre Charest sans chercher conseil auprès de ses collègues, il a répondu: «Je ne pouvais pas aller chercher meilleur conseiller que Jean Charest. Il est avocat, il est mon chef, il a une longue expérience politique. Ce n'était pas illégal, ce n'était pas selon mon éthique à moi, mais nous nommions quand même des gens qui avaient les qualifications pour occuper les postes.»

Relancé sur la nomination de Mme Gosselin-Després, parente de l'ex-ministre Michel Després, M. Bellemare a souligné que, à la fin de 2003, Franco Fava l'avait exhorté à la nommer parce qu'elle avait «passé le concours». M. Charest avait «avalisé» ce choix, dans une rencontre à son cabinet de Montréal, le 8 janvier. Or, à ce moment, le fameux «concours» n'avait pas eu lieu encore; le comité de sélection indépendant ne s'était même pas réuni.