Après deux mois d'entrevues à huis clos et des dépenses de 1,3 million de dollars, les procureurs de la commission Bastarache sont toujours dans l'attente des révélations que doit faire aujourd'hui, publiquement, l'ancien ministre de la Justice Marc Bellemare.

M. Bellemare, dont la déposition devait normalement être le point de départ des travaux de la Commission, a refusé de se prêter à un interrogatoire préalable, un procédé pourtant habituel dans les commissions d'enquête, a expliqué Guy Versailles, le directeur des communications de la Commission, chargée de vérifier l'impartialité du processus de nomination des juges au Québec.

Depuis la fin du mois de juin, les avocats de la Commission avancent à tâtons, forcés de jouer à colin-maillard, en interrogeant une cinquantaine de personnes - dont le premier ministre Jean Charest. La Presse a obtenu l'identité de plusieurs de ces témoins.

Aucune de ces dépositions n'a permis de corroborer les allégations de Marc Bellemare, qui a soutenu qu'un bailleur de fonds du Parti libéral avait exercé sur lui des pressions pour qu'il nomme certains candidats à la magistrature. Il avait également affirmé avoir été témoin d'une transaction en argent liquide entre un entrepreneur sympathisant libéral et un permanent du PLQ de Québec.

Cet été, Me Bellemare a tenté en vain de faire annuler la commission Bastarache. Il soutenait que le commissaire, ancien juge à la Cour suprême, n'était pas impartial puisqu'il provenait du cabinet d'avocats Heenan Blaikie, étroitement associé au gouvernement libéral. Son plaidoyer contre une «parodie de justice» n'a pas ébranlé le juge. Ironiquement, une pièce importante manquait à la démonstration de l'ancien ministre: la fille du premier ministre, Amélie Dionne-Charest, a fait son stage en droit à ce bureau, où elle a été employée pendant un an avant de partir vivre à New York à la fin de 2009.

«Partie de pêche»

Les interrogatoires de l'été «avaient souvent l'air d'une partie de pêche», affirme l'un des témoins. La logique aurait voulu que ces interrogatoires partent des accusations de Me Bellemare. Or, il a jusqu'à la dernière minute refusé de venir éclairer la Commission. Sans ces informations cruciales, les procureurs étaient réduits à s'informer des mécanismes formels du financement politique et de la nomination des magistrats, sans jamais pouvoir poser de questions pointues.

Pour s'assurer que la déposition de Me Bellemare ne dérape pas en réquisitoire susceptible de ruiner des réputations, le commissaire Bastarache se donne le droit d'imposer le huis clos ou de frapper certains propos d'un interdit de publication, une éventualité qui a mécontenté les médias. À Québec, la station de radio CHOI exhorte ses auditeurs à se rassembler devant l'édifice où se tiendront les audiences, à quelques pas de la station, et promet de distribuer des nez de clown aux manifestants.

Les avocats du commissaire Bastarache ont entendu Jean Charest, a confirmé le bureau du premier ministre, tout comme les anciens chefs de cabinet Dan Gagnier, Stéphane Bertrand et Michel Crête. Chantal Landry, responsable des nominations au cabinet du premier ministre, a aussi rencontré les avocats de la Commission, qui travaillaient en tandem, à Québec ou à Montréal.

Parmi les témoignages importants, on trouve ceux de Franco Fava, important entrepreneur de Québec chargé de recueillir des fonds pour le PLQ, qui avait été montré du doigt par Me Bellemare. M.Fava, dans une prestation colorée, selon nos sources, s'est contenté de répéter ce qu'il avait dit dans les médias le printemps dernier: il soutient ne jamais avoir discuté de nomination de juges avec Me Bellemare quand ce dernier était responsable de la Justice. Son seul contact formel avec le ministre est survenu quand la CSST - il était membre du conseil d'administration - s'était opposée au projet de tribunal administratif proposé par l'éphémère ministre libéral. S'il a donné de l'argent à un permanent du PLQ, ce sont des fonds qui ont été amassés légalement, pour l'admission à des activités de financement.

L'homme d'affaires Charles Rondeau, autre argentier du PLQ à Québec, a été vu, tout comme Marcel Leblanc, permanent libéral de Québec qui a joué un rôle central dans le financement dans la région de la Capitale nationale.

La pêche n'a pas été plus fructueuse semble-t-il lors de l'interrogatoire de Benoît Savard qui, en 2003, était le principal organisateur du PLQ. On aurait surtout, à ce moment, discuté des circonstances de la démission de Me Bellemare comme ministre de la Justice, moins d'un an après sa nomination.

Les procureurs sont allés jusqu'à rencontrer l'ex-ministre Violette Trépanier, une des responsables du financement du parti à Montréal. D'autres employés politiques ont été prévenus qu'on pourrait vouloir les rencontrer.

La commission Bastarache est aussi revenue bredouille de bien des interrogatoires. Michel Gagnon, l'ancien chef de cabinet de Me Bellemare, aurait indiqué ne pas avoir été témoin de démarches insistantes d'organisateurs libéraux pour favoriser la nomination de candidats à la magistrature.

Le mandat de Michel Bastarache prévoit aussi que l'on se penchera sur le régime péquiste pour vérifier si les façons de faire ont changé avec l'arrivée des libéraux en 2003. Or, les anciens chefs de cabinet de Bernard Landry, Claude H. Roy et Brigitte Pelletier n'ont semble-t-il pas eu de contact avec les procureurs.

Faute de témoignage percutant, les procureurs ne manqueront toutefois pas de documents. La Commission a demandé copie de tous les dossiers des candidats aux postes de juge à la Cour du Québec, au Tribunal administratif du Québec ou à la Chambre de la jeunesse  des centaines de dossiers qui «ont fait chauffer les photocopieuses» ironise-t-on.