Si les politiciens ont tôt fait de dénoncer l'attaque contre le Centre culturel islamique de Québec, qui a fait six morts et plusieurs blessés, plusieurs le qualifiant d'attentat terroriste, ces mots, chargés de sens politique, se transposent difficilement devant les tribunaux, soulignent des experts.

Le présumé auteur de la fusillade survenue dimanche soir, Alexandre Bissonnette, fait face à 11 chefs d'accusation, six de meurtre prémédité et cinq de tentative de meurtre, mais aucun lié au terrorisme pour l'instant.

Il risque ainsi la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans, une peine qui ne pourrait être alourdie par des accusations formelles en vertu des dispositions sur le terrorisme prévues au Code criminel.

Le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque, Stéphane Leman-Langlois, estime que «le jeu n'en vaut probablement pas la chandelle pour les procureurs».

La Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait toutefois indiqué, lundi, que la preuve recueillie pourrait possiblement permettre l'ajout de nouvelles accusations, un scénario que le criminologue de formation, qui est également professeur titulaire à l'Université Laval, juge plutôt improbable.

Si certaines traces laissées par l'accusé sur le web, sur son ordinateur ou son téléphone cellulaire peuvent laisser croire qu'il été attiré par des idéologies d'extrême droite, souligne M. Leman-Langlois, aucune d'entre elles ne tisse forcément le lien «hors de tout doute raisonnable» entre ces possibles sources d'inspiration et son passage à l'acte.

«Si la personne avait laissé derrière elle une espèce de manifeste ou une revendication quelconque comme Anders Breivik, par exemple, il y a quelques années ou une vidéo comme Michael Zehaf Bibeau juste avant de sortir de son auto pour attaquer le parlement d'Ottawa Si on l'avait pris vivant, lui, à ce moment-là, on aurait facilement pu lui coller une intention politique puisqu'il venait juste de s'enregistrer en train de la faire», a-t-il expliqué.

La loi

Au sens de la loi canadienne, un attentat terroriste est un acte motivé par des raisons politiques, religieuses ou idéologiques et mené pour intimider le public ou forcer un individu ou le gouvernement à commettre un geste. L'événement doit en outre avoir causé de sérieux torts, ont précisé des experts canadiens en droit, sans spécifiquement faire référence à l'attaque contre le Centre culturel islamique de Québec.

«Ce sont des accusations qui sont beaucoup plus lourdes avec un fardeau de preuve beaucoup plus difficile à rencontrer, résume de son côté le chargé de cours en droit Frédéric Bérard, de l'Université de Montréal. Dans ce cas-ci, ce que je comprends, c'est que la Couronne ne veut pas prendre la chance que l'accusé puisse être acquitté (...) Donc elle y va simplement pour des accusations de meurtre sachant (...) que de toute manière, s'il est condamné, ce sera pour la même peine que pour un acte terroriste.»

Selon le professeur de droit Kent Roach, de l'Université de Toronto, la loi est écrite de telle façon qu'il est pratiquement impossible d'accuser de terrorisme un individu qui aurait agi entièrement seul, «à moins qu'il ait donné de l'argent [à un groupe] ou qu'il s'apprêtait à partir pour se joindre à un groupe terroriste».

Les groupes d'extrême droite exclus de la liste terroriste

Par ailleurs, les mouvements d'extrême droite ne figurent pas dans la liste des entités terroristes posant une menace à la sécurité nationale dressée par le ministère canadien de la Sécurité publique sous les recommandations du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), déplore le professeur Leman-Langlois.

La menace représentée par tels groupes radicaux est identifiée dans des notes de breffages du SCRS adressées au gouvernement datant de septembre 2014 -au chapitre de l'extrémisme «d'origine domestique»-, mais l'agence sonne surtout l'alarme quant aux dangers relatifs à des groupes tels qu'Al-Qaïda, le Hezbollah et l'EI (le groupe armé État islamique).

«Le SCRS dit très clairement dans ses rapports annuels que la menace d'extrême droite, ce n'est pas de ses affaires, que c'est un problème policier et non de sécurité nationale, expose toutefois M. Leman-Langlois. [On soutient] donc qu'on n'a pas à ajouter des entités d'extrême droite sur la liste des groupes terroristes.»

L'expert note que certains groupes nationalistes comme des organisations basques ou «possiblement» le mouvement péruvien du Sentier lumineux font partie du registre, mais il insiste sur le fait que ce dernier est constitué «à 99%» de groupes islamistes.

Que des accusations de terrorisme soient déposées contre Alexandre Bissonnette ou non, chose certaine, «la forte dimension politique» de la décision qui est entre les mains des procureurs est indéniable, souligne un expert en sécurité nationale de l'Université d'Ottawa, Wesley Wark.

«Ce calcul d'arrière-plan enverrait le message que les musulmans au Canada ne sont pas traités différemment quand ils deviennent eux-mêmes victimes de terrorisme», a-t-il estimé.