Au procès Shafia, vendredi, la Couronne a laissé entendre que les trois adolescentes et la première épouse de leur père étaient déjà mortes lorsque la voiture dans laquelle leur corps se trouvaient a plongé dans le canal Rideau.

Il s'agit de l'indication la plus claire jusqu'ici de la théorie de la Couronne selon laquelle les quatre femmes de la famille Shafia ont été victimes d'un crime «d'honneur».

Le procureur Gerard Laarhuis a soutenu vendredi devant la cour que le plan a dérapé lorsque la Nissan transportant les quatre corps est restée coincée sur la bordure de béton de l'écluse. Selon lui, les accusés ont donc dû utiliser la Lexus familiale pour pousser l'autre voiture dans l'eau, abîmant un phare et laissant des débris sur le sol.

Ces morceaux de phare, notamment, ont mis la puce à l'oreille des policiers et les ont poussés à soupçonner qu'il ne s'agissait pas d'un accident, selon ce qui a été raconté à la cour vendredi.

Tooba Yahya, âgée de 42 ans, son mari Mohammad Shafia, âgé de 58 ans, et leur fils Hamed, âgé de 21 ans, ont tous trois plaidé non coupable à quatre accusations de meurtre prémédité.

lls sont accusés d'avoir assassiné les soeurs Zainab, âgée de 19 ans, Sahar, âgée de 17 ans, et Geeti, âgée de 13 ans, ainsi que la première épouse de M. Shafia, Rona Amir Mohammad, âgée de 52 ans, dans le but de «restaurer» l'honneur de la famille.

Les quatre corps ont été découverts le 30 juin 2009 à l'intérieur d'une voiture submergée dans une écluse du canal Rideau à Kingston, en Ontario. Les Shafia rentraient alors à Montréal après un voyage à Niagara Falls.

Mme Yahya a commencé à témoigner pour sa propre défense lundi, et a passé toute la semaine à la barre des témoins, surtout contre-interrogée par Me Laarhuis. Le procureur de la Couronne a indiqué, lors de la suspension de la séance vendredi après-midi, qu'il aurait encore des questions à lui poser pendant deux heures lundi.

Une «famille honnête»

Quand Me Laarhuis a commencé à décrire à l'accusée, en détails, les événements de la nuit fatidique tels que la Couronne prétend qu'ils se sont déroulés, le comportement de Mme Yahya a subitement changé. Elle s'est recroquevillée à la barre des témoins, niant toute l'histoire en répétant: «non, jamais», jusqu'à ce que le procureur décrive la Lexus poussant la Nissan dans l'eau, puis Hamed ramassant les débris de phare, en en laissant quelques-uns derrière lui.

«Non, monsieur!», a dit en se redressant Mme Yahya, par l'entremise de l'interprète. «Nous sommes une famille honnête. Nous ne commettrions jamais ce genre de crime. Ne me dites jamais le contraire. Je suis une mère; si vous étiez une mère, vous sauriez ce que le coeur d'une mère éprouve pour son enfant (...) Ne me dites jamais que j'ai tué mes enfants, jamais!»

Me Laarhuis a soutenu que quelqu'un - Mme Yahya, M. Shafia ou le jeune Hamed - a garé la Nissan avec «les corps» à l'intérieur près du canal, et s'est penché à l'intérieur pour passer la première vitesse afin que la voiture plonge dans l'écluse par elle-même.

Il a ensuite souligné un passage «intéressant» dans l'interrogatoire de Mme Yahya après son arrestation, lorsqu'elle a dit aux policiers que les trois accusés se trouvaient près du canal ce soir-là, mais qu'elle ne se sentait pas bien et ne savait pas ce qui s'était passé.

«Si j'avais été éveillée et qu'ils s'efforçaient d'immerger (les corps), je l'aurais su», disait-elle dans son interrogatoire du 22 juillet 2009.

Or, l'idée que quelqu'un «s'efforçait d'immerger» les quatre corps a été soulevée pour la première fois à l'interrogatoire par Mme Yahya, et non par le policier, a souligné l'avocat de la Couronne. «Vous avez dit cela parce que vous vous souveniez que cette nuit-là, quelqu'un s'efforçait d'immerger les corps», a-t-il dit.

La famille maintient que la nuit en question, ils étaient fatigués d'avoir conduit de Niagara Falls en direction de Montréal et, ayant quitté leur point de départ vers 20h, se sont arrêtés pour la nuit à Kingston, aux environs de 1h30 ou 2h. Peu après être arrivée au motel, Zainab serait allée à la chambre de ses parents pour emprunter les clés de la voiture afin d'y récupérer ses effets. Il s'agirait de la dernière fois où elle et les autres personnes décédées auraient été vues par la famille. Zainab doit les avoir emmenées dans une balade qui a mal tourné, affirme la famille.

La Couronne allègue plutôt que les trois soeurs et la femme qui était comme leur mère ne sont jamais arrivées au motel ce soir-là. Shafia et Hamed ont réservé des chambres au motel, y ont laissé leurs enfants survivants, puis sont retournés aux écluses de Kingston Mills, où Mme Yahya attendait avec la Nissan où se trouvaient les quatre personnes qui mourraient prochainement, a laissé entendre Me Laarhuis vendredi.

«Le plan était que quelqu'un conduise la Nissan jusque sur le bord du canal, car vous aviez besoin d'un endroit où la voiture tomberait en ligne droite et serait immergée», a-t-il lancé à la mère accusée.

«Cela ne pouvait pas être un endroit où la voiture aurait pu être aperçue en train de se diriger dans un lac, ou quelque chose du genre, a-t-il poursuivi. Le véhicule devait tomber et se trouver directement sous l'eau, et c'est entre autres pour cela que vous avez laissé la fourgonnette à la maison et acheté une nouvelle voiture un jour seulement avant ce voyage. Vous vouliez une voiture qui était plus petite et moins chère.»

Mme Yahya s'est opposée à cette hypothèse.

L'accusée, son fils ou son mari ont pris la Nissan avec les corps à l'intérieur et l'ont positionnée en face des écluses où la voiture serait retrouvée le lendemain matin, a dit Me Laarhuis.

«L'un d'entre vous a tendu le bras à travers la fenêtre abaissée et enclenché la première vitesse en pensant que la Nissan aurait assez d'élan pour tomber dans l'eau», a-t-il déclaré à Mme Yahya.

«Ce à quoi aucun d'entre vous ne s'attendait, ce qui ne faisait pas partie du plan, est le fait que la Nissan resterait coincée.»

Mme Yahya a manifesté son désaccord.

La Nissan était alors en équilibre sur la bordure du canal, les corps à l'intérieur, selon l'avocat de la Couronne. L'un des trois accusés a ensuite approché la Lexus derrière la Nissan et l'a emboutie, causant les dommages retrouvés à la fois sur l'arrière de la Nissan et à l'avant de la Lexus, et causant la chute des lettres «S» et «E» de la Nissan Sentra à proximité des écluses, où elles ont été trouvées par les policiers le lendemain matin, a ajouté Me Laarhuis.

Le plan avait toujours été d'aller voir la police le lendemain matin et de signaler les quatre disparitions, mais ils ne pouvaient pas vraiment faire cela dans la Lexus endommagée, alors Hamed est rentré de nuit à Montréal pour revenir avec la fourgonnette sans dégâts, a-t-il poursuivi.

Alors qu'il était à Montréal, Hamed a foncé dans un poteau situé dans un stationnement d'épicerie pour simuler les dommages à la Lexus, selon ce qu'a appris la Cour.