Avant qu'elle soit décimée par quatre morts et trois arrestations pour meurtres, la famille Shafia était heureuse. Un modèle d'ouverture et de libéralisme, où les problèmes qui pouvaient survenir entre les 10 personnes qui la composaient se réglaient par la discussion et non par la violence.

C'est un portrait idyllique qu'un des trois enfants survivants de la famille a tracé, hier, au procès qui se tient à Kingston.

Le garçon était adolescent quand ses trois soeurs et celle qu'il considérait comme sa deuxième mère, Rona, ont été trouvées noyées dans l'écluse de Kingston Mills, le matin du 30 juin 2009. Trois semaines plus tard, son père, Mohammad Shafia, sa mère, Tooba, et son frère aîné, Hamed, ont été arrêtés et accusés des meurtres prémédités de la femme et des trois filles. La veille des arrestations, le garçon et les deux autres enfants mineurs ont été retirés de la famille et pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse.

Hier, c'était la première fois que le garçon revoyait ses parents et son frère depuis les événements, survenus il y a deux ans et demi. Quand il a pris place dans le box des témoins, sa mère a fondu en larmes. Mohammad a pleuré lui aussi. Tooba a fait signe à son fils, et lui a soufflé des mots qu'on devinait doux et tendres. Manifestement nerveux, le jeune homme a envoyé de discrets sourires à sa mère, pour ensuite balayer du regard la salle d'audience bondée.

C'est Me Peter Kemp, avocat de Mohammad Shafia, qui a appelé le garçon en défense. Le jeune témoin a systématiquement réfuté à peu près tout ce que les témoins de la Couronne ont raconté.

Démentis

Contrairement à ce que des témoins ont dit et à ce que Rona a écrit dans son journal, les relations étaient très bonnes entre Tooba et la deuxième femme de Mohammad, selon le jeune homme. Rona pouvait téléphoner tant qu'elle voulait, et si elle marchait des heures dans le parc, c'est parce qu'elle faisait de la «marche rapide» comme exercice, et non parce qu'elle errait en pleurant. Rona était un membre de la famille à part entière, elle n'était jamais frappée et n'était pas considérée comme une domestique puisqu'elle ne faisait presque aucune tâche ménagère, a encore ajouté le témoin.

En ce qui concerne Zainab, elle a fui dans une maison pour femmes parce qu'elle était fâchée contre son père, avec qui elle s'était querellée. «Il m'a mise en colère», aurait confié Zainab au témoin avant de quitter la maison, le 15 avril 2009. Zainab s'attendait à ce que le refuge soit comme un hôtel et croyait qu'on serait à son service. Mais elle devait contribuer et travailler dans la maison, ce qui l'aurait incitée à revenir après deux semaines. Elle s'est rendu compte que son père avait raison et qu'elle avait fait une erreur, a soutenu le témoin.

Le jour de la fuite de Zainab, le témoin et trois de ses soeurs ont appelé la police pour dire qu'ils craignaient la réaction de leur père. Ils ont fait ça car ils craignaient de ne plus revoir Zainab et en voulaient à leur père. Ils ont grandement exagéré et menti aux policiers. Seule la petite, Geeti, voulait vraiment quitter la maison.

Pour ce qui est des plaintes de Sahar à l'école au sujet de la discipline violente et étouffante du père et du frère, c'était de la frime pour avoir de l'attention et des passe-droits. Les professeurs et la direction ont été bien naïfs de se faire avoir ainsi, s'il faut en croire le témoin. «Ils pensaient qu'on était des victimes. Ils n'appelaient jamais nos parents, car ils avaient peur pour nous. On pouvait faire ce qu'on voulait (jeter des bombes puantes dans l'école, sécher les cours...) et on n'avait pas de conséquences. On était nuls à l'école et on a tous passé.»

Selon lui, Sahar poussait le bouchon jusqu'à jouer la «dépressive et la suicidaire» pour attirer la sympathie des professeurs, mais elle était «pleine de vie».

Le garçon affirme qu'il a lui-même connu un épisode suicidaire, quand Zainab s'est réfugiée dans la maison pour femmes. Il a écrit sur l'ordinateur: «Fuck la vie, je ne sais pas pourquoi je suis en vie, je ne vais pas vivre longtemps, je vais bientôt mourir, parole.»

Dans le même ordre d'idées, il affirme que c'est lui et non Hamed qui a fait des recherches sur l'internet pour trouver «le meilleur endroit pour commettre un meurtre». À l'époque, il cherchait un moyen pour se tuer, mais ne connaissait pas le mot «suicide» en anglais. Il a écrit «meurtre», pensant que c'était la même chose. Le garçon, parfaitement bilingue, a pourtant appris l'anglais dans une école américaine à Dubaï.

Une autre version

Le 21 juillet 2009, lorsque les trois enfants survivants ont été retirés de la famille, le garçon a été longuement interrogé par un policier de Kingston. Il a donné une version beaucoup moins embellie. Il a notamment indiqué que son père avait frappé Zainab.

Hier, le témoin est revenu sur ses paroles et a fait valoir que l'entrevue avait commencé vers minuit ce soir-là et qu'il était sous le choc d'avoir été retiré de sa famille. Il dit avoir donné au policier les réponses «qu'il voulait entendre».

En bref, le garçon assure que ni son père ni Hamed n'étaient violents. «Je lis les journaux tous les jours [à propos du procès] et je ne les reconnais pas. Ce n'est pas du tout la vérité sur Hamed. Il était comme nous. Ils font des portraits totalement différents...»

La Couronne amorce le contre-interrogatoire du jeune homme ce matin, et le procureur Gerard Laarhuis a annoncé qu'il serait long.