Après avoir avoué qu'elle, son mari, Mohammad Shafia, et leur fils Hamed étaient sur les lieux lorsque la Nissan est tombée dans l'écluse de Kingston Mills la nuit du 30 juin 2009 avec quatre femmes de leur famille à bord, Tooba Mohammad Yahya a renié ses propos, après une nuit de repos.

«Ce que j'ai dit hier, c'était faux», a-t-elle dit, lors d'une très brève déclaration faite à l'enquêteur Shahin Mehdizadeh, le 23 juillet 2009, au lendemain de son arrestation.

La veille, Tooba avait été interrogée pendant six ou sept heures, jusque vers 1h du matin, par le policier Shahin Mehdizadeh. Cet enquêteur d'expérience de la GRC avait été réquisitionné par la police de Kingston, parce qu'il parle le farsi, seule langue que maîtrise le couple Shafia. L'insistance et l'attitude du détective Mehdizadeh pendant ces interviews ont été au coeur des contre-interrogatoires qu'il a lui-même subis cette semaine, aux mains des trois avocats de la défense.

M. Mehdizadeh, d'origine iranienne, arrivé au Canada à 19 ans, a commencé par interroger la mère, parce que selon lui, elle constituait le «maillon faible» dans cette affaire. «C'est une mère qui avait perdu trois enfants. S'il y avait un espoir de découvrir la vérité, il venait de là. Et ça a marché jusqu'à un certain point», a-t-il dit.

Me David Crowe, qui représente l'accusée Tooba, a fait valoir que c'est une femme épuisée qu'il avait interrogée. La nuit précédant son arrestation, elle n'avait pratiquement pas fermé l'oeil, car ses enfants lui avaient été enlevés par les autorités. Arrêtés en pleine rue avec son mari et son fils dans la journée du 22 juillet 2009 alors qu'ils se trouvaient dans une voiture, ils ont été immédiatement transportés à Kingston.

Installée dans une petite salle d'interrogatoire du poste de police de Kingston, Tooba est restée là, seule, pendant 45 minutes. Elle posait sa tête sur la table. Puis, une policière de Toronto, qui parle aussi le farsi, est entrée et a commencé à l'interroger. Tooba ne voulait pas parler et les échanges étaient brefs.

«J'ai vu qu'il n'y avait pas de chimie entre les deux», a expliqué l'enquêteur Mehdizadeh, qui a alors décidé d'entrer dans la salle d'interrogatoire à son tour.

Menteuse

Me Crowe a reproché à l'enquêteur d'avoir traité sa cliente de menteuse des «centaines de fois» pendant l'interrogatoire.

«Je l'ai fait de façon respectueuse. La clé, c'est de la respecter même si je la traite de menteuse», a rétorqué l'enquêteur.

Celui-ci s'est aussi fait reprocher d'être resté seul avec la femme et même de lui avoir pris les mains à un certain moment, ce qui irait à l'encontre des valeurs et des coutumes afghanes. Mohammad Shafia semble l'avoir très mal pris, car il s'est mis à pleurer dans le box des accusés, quand ce passage a été visionné en cour, mardi matin.

«Quand il est question de quatre meurtres, il faut mettre les coutumes de côté. On ne vit pas dans un monde parfait. J'ai utilisé tous les outils dans mon coffre à outils pour essayer de connaître la vérité», a-t-il dit. L'enquêteur a ajouté qu'il avait même souhaité que la policière féminine de Toronto sorte plus tôt de la salle d'interrogatoire. Elle était restée là trop longtemps après que lui-même était entré, selon lui. «Trois dans une salle d'interrogatoire, c'est trop», a-t-il résumé.

«Est-ce cela qu'on vous enseigne à la GRC? Vous êtes allé plus loin avec elle qu'avec son mari», a sermonné Me Peter Kemp, avocat de Mohammad, en faisant allusion au fait qu'il lui avait pris les mains.

«Je ne me vois pas prendre la main des hommes en interrogatoire», a répondu l'enquêteur Mehdizadeh, avec une mine un peu interloquée. L'enquêteur a soutenu qu'il était sûr à 100% que Tooba n'était pas intimidée par lui, lors de l'interrogatoire. C'est ainsi qu'il a interprété son «body language».

«Le body language, je m'en suis servi beaucoup lorsque j'étais agent double. Je comprends les gens, je les étudie.»

Lutte verbale avec le père

Me Peter Kemp, avocat de Mohammad Shafia, a lui aussi reproché à l'enquêteur d'avoir traité Tooba de menteuse «plus de 500 fois.» Et selon lui, l'enquêteur s'est livré à une lutte verbale avec Mohammad Shafia, pendant son interrogatoire, qui a duré deux heures, le 23 juillet au matin.

L'enquêteur a expliqué que la dynamique était différente avec Mohammad, car celui-ci est habitué à être en position de force. «Je savais qu'il essaierait de contrôler l'interview», a lancé l'enquêteur, en laissant entendre qu'il ne voulait pas lui en laisser la possibilité.

«Il essayait de parler et vous ne l'écoutiez pas», a argué Me Kemp.

«Il essayait de parler en même temps que moi», s'est défendu l'enquêteur.

Me Patrick McCann, qui représente Hamed a fait admettre à l'enquêteur que c'est le régime patriarcal qui primait au Moyen Orient, et qu'en conséquence, le père avait beaucoup de pouvoir dans la famille.

«Oui, mais chez moi, ça ne marche pas comme ça», a rétorqué M. Mehdizadeh, ce qui a fait rire tout le monde.

L'enquêteur, qui a une longue expérience des interrogatoires, dit avoir quand même consulté l'équipe spécialisée dans ce domaine à la GRC, avant d'interroger les deux accusés. Il ne voulait pas que les interrogatoires soient rejetés pour vice de procédure. À titre d'exemple, il ne pouvait pas bluffer en disant qu'il avait une preuve qui n'existait pas. Mais il pouvait suggérer que ce type de preuve existait peut-être. C'est ce qu'il a fait en disant qu'il y avait peut-être des caméras sur les lieux du drame.

Le juge Robert Maranger a fait une mise en garde au jury, en ce qui concerne ces interrogatoires: les propos que le policier a tenus à l'endroit des accusés ne constituent pas de la preuve.

Le procès reprendra lundi avec l'écoute électronique des trois accusés, réalisée à leur insu dans les jours précédant leur arrestation. Rappelons que les victimes, Zainab, 19 ans, Sahar, 17 ans, Geeti, 13 ans, et Rona, 53 ans, sont mortes noyées le 30 juin 2009. La Couronne allègue qu'il s'agit de «crimes d'honneur.» Les accusés clament leur innocence. Le procès est sur les rails depuis le 20 octobre.