Coincé dans son carcan de glace, le fleuve Saint-Laurent atteint un niveau exceptionnellement élevé en cette période de l'année. Doit-on craindre pour le printemps des inondations aussi dramatiques que celles de l'année dernière, quand toute la neige tombée cet hiver se mettra à fondre ?

POURQUOI LE NIVEAU D'EAU DU FLEUVE EST-IL SI ÉLEVÉ ?

Le Saint-Laurent prend sa source en bonne partie dans le lac Ontario, qui a atteint en mai 2017 un niveau record, provoquant des inondations en Ontario et au Québec. Au cours des derniers mois, le lac Ontario a été vidé autant que possible. Son niveau « s'est abaissé à un rythme sans précédent », indique le Conseil international du lac Ontario et du fleuve Saint-Laurent (CILOFSL). « Toutefois, il demeure relativement élevé pour cette période de l'année après un début d'hiver froid et humide », poursuit, dans un communiqué publié la semaine dernière, l'organisme canado-américain chargé de régulariser les niveaux d'eau dans ce secteur.

Y A-T-IL ACTUELLEMENT DES RISQUES D'INONDATION ?

« Il y a un faible risque d'inondation en ce moment, mais nous sommes assez près des limites pour qu'il y ait une certaine inquiétude », répond Rob Caldwell, secrétaire canadien du CILOFSL. Le conseil contrôle le débit du barrage Moses-Saunders, près de Cornwall, pour que les niveaux d'eau demeurent juste en dessous des seuils d'alerte d'inondation. « Tout au long de la semaine dernière, le niveau d'eau du fleuve Saint-Laurent a été maintenu à des valeurs critiques, alors que le débit du lac Ontario est demeuré près de son élévation record pour cette période de l'année », explique M. Caldwell.

Par exemple, le niveau d'eau du lac Saint-Louis, à l'ouest de l'île de Montréal, était hier à 22,01 m, alors que le seuil d'alerte d'inondation est de 22,10 mètres, ce qui laisse une marge de manoeuvre de 9 cm. « À 22,33 m, on commence à voir des inondations dans les secteurs les plus à risque, comme l'île Dorval et d'autres secteurs de Dorval », dit Rob Caldwell.

QUELS AUTRES FACTEURS GONFLENT LE NIVEAU DU FLEUVE ET DU LAC SAINT-LOUIS ?

En plus du débit élevé provenant du lac Ontario, le débit de la rivière des Outaouais, qui se jette dans le lac des Deux Montagnes, est un peu au-dessus de la moyenne actuellement. Les périodes de froid intense du début de l'hiver ont causé un autre phénomène qui influence le niveau de l'eau : l'« ancrage » des glaces dans les rapides de Lachine, indique le CILOFSL. Il n'y a jamais de couvert de glace à cet endroit, à cause du fort courant, mais par temps très froid, la température de l'eau peut descendre sous le point de congélation, ce qui crée du frasil (cristaux de glace en suspension dans l'eau). Le frasil peut se déposer sur les parois et au fond du lit du cours d'eau, formant une couche de glace qui peut atteindre plusieurs mètres, ce qui relève d'autant le niveau de l'eau. En aval des rapides, les cristaux de glace adhèrent sous la couche de glace qui recouvre le fleuve, créant des barrages en suspension. La pression provoquée par ces obstacles fait aussi monter le niveau d'eau.

DE QUELLES AUTRES CONDITIONS L'OUVERTURE DU BARRAGE DE CORNWALL DÉPEND-ELLE ?

Ces dernières semaines, le débit de l'eau au barrage Moses-Saunders a été réduit à quelques reprises, « afin de favoriser la formation d'un couvert de glace solide et stable dans des tronçons critiques du fleuve Saint-Laurent. Sans ce couvert de glace stable, le risque d'embâcles est élevé, ce qui augmente le risque d'inondations localisées », explique le CILOFSL. Les autorités doivent aussi tenir compte du fait que l'eau circule moins vite quand elle s'écoule sous un couvert de glace plutôt qu'à l'air libre. Si les vannes du barrage sont trop largement ouvertes, les prises d'eau potable des municipalités situées tout juste en amont risquent de se retrouver à découvert. Cette semaine, le niveau d'eau à cet endroit se trouvait bien en dessous de sa moyenne et légèrement sous le seuil minimal qui permet de protéger les prises d'eau municipales.

ALORS QUE LE SOUVENIR DES INONDATIONS DU PRINTEMPS DERNIER EST ENCORE FRAIS DANS LA MÉMOIRE DES SINISTRÉS, DOIT-ON CRAINDRE D'AUTRES DÉBORDEMENTS À LA FIN DE L'HIVER ?

Selon les experts, il est trop tôt pour s'alarmer. « Le niveau élevé du lac Ontario ne veut pas dire qu'on aura des inondations au printemps », souligne Yves Secretan, spécialiste de l'hydro-informatique à l'Institut national de la recherche scientifique (INRS). « Les crues exceptionnelles sont causées par une multitude de facteurs. » Il explique que la CILOFSL doit notamment s'assurer que les vannes du barrage de Cornwall ne sont pas ouvertes en même temps que celles du barrage de Carillon, sur la rivière des Outaouais. Au printemps 2017, en raison des pluies et de la fonte rapide des neiges, il a fallu ouvrir les deux barrages en même temps à un certain moment. Même l'accumulation de neige au sol ne permet pas de prédire avec précision la quantité d'eau qui se retrouvera dans les rivières et dans le fleuve au printemps. La neige peut avoir une densité variable, contenir plus ou moins d'air, de glace et d'eau, note Alain N. Rousseau, lui aussi chercheur à l'INRS. « Ça ne vaut pas la peine de s'énerver à ce moment-ci », laisse tomber M. Rousseau.