L'étable est vide. L'odeur douceâtre y est encore, la chaleur enveloppante y est encore, mais les bêtes n'y sont plus, pour la première fois depuis plus de 60 ans.

Par un matin d'octobre frisquet, Normand Larose et Pauline Cloutier se sont levés pour leur dernière traite. Pour leur dernier pépin à l'étable, aussi : une vache qui met bas plus tôt que prévu, une femelle mort-née. « Je vais m'ennuyer des vaches, mais pas des troubles de vache. Ça, je n'étais plus capable », dit Normand Larose.

Après 35 ans à se lever à l'aurore, le couple accroche sa trayeuse. Pour eux, retraite rime avec démantèlement : pas d'enfant désireux de prendre le relais, pas d'acheteur pour reprendre l'opération. Les vaches prennent la direction de l'encan, les génisses ont été cédées directement, le quota de production est revendu. Le sort de l'étable et de l'équipement sera fixé sous peu.

Leur histoire est celle de dizaines de petits producteurs laitiers chaque année. Oubliez les robots de traite ou les installations ultramodernes de La semaine verte. Avec 26 vaches, la ferme Rosevelte de Saint-Césaire n'avait pas une taille suffisante pour rentabiliser de tels équipements qui épargnent du temps... et les genoux. « Quand le corps ne veut plus suivre, c'est comme le temps », se résigne Pauline Cloutier, en énumérant ses petits soucis de santé apparus l'an dernier. « Je m'étais dit que je sortirais de l'agriculture avant de rentrer à l'hôpital. »

Son conjoint a 58 ans, mais admet qu'il fait plus que son âge - jusqu'à ce qu'on le voie s'activer. De son côté, c'est le moral qui s'est tranquillement rouillé. « On voit les problèmes plus gros, même s'ils ne sont pas plus gros, raconte-t-il, attablé dans la salle à manger, avec vue sur l'étable. Tranquillement, on a moins de motivation. »

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Trois jours avant l'encan. Avec l'aide d'autres hommes, Normand Larose s'apprête à pousser une à une ses bêtes dans une remorque. De gros pans de sa vie - chacune pèse une demi-tonne - qui rechignent à partir. Elles l'ont réveillé, inquiété, épuisé, passionné. « Mon père nous dit qu'on ne faisait pas de trouble quand on était enfants. Mais ses vaches, par exemple... », raconte sa fille Annie, l'aînée d'une fratrie de quatre, venue voir l'étable se vider.

Des bêtes qui jalonnent une vie. La vache Diplôme, née la semaine de la cérémonie de fin d'études de sa fille Isabelle. Lorichou, qui partage son anniversaire avec Lorianne, une amie de la famille. Au fil des naissances et des décès, des achats et des ventes, plus de 500 bêtes seront passées par l'étable des Larose-Cloutier.

Les 26 qui y sont actuellement prendront le chemin de Saint-Hyacinthe pour la vente, mais il faut d'abord les traire : le lait n'attend pas. Les neuf chats de l'étable s'animent, espèrent leur part du butin crémeux.

Une dernière tournée à se pencher sous les vaches, à leur caresser le ventre si elles s'énervent, à passer de l'une à l'autre au pas de course.

Normand Larose termine en installant la trayeuse sur le pis gonflé de la vache Bonheur. « C'est peut-être une prémonition », espère Pauline Cloutier.

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Le producteur penche son corps maigre sur le gros réservoir pour y puiser une pinte de lait. « Je n'ai jamais acheté de lait de ma vie », explique-t-il fièrement. Il marche vers la vieille maison de pierres qui l'a vu naître quand l'étable accueillait déjà les vaches de son père.

Il a pris le relais en 1982. Une certaine Pauline Cloutier faisait la tournée des fermes pour le contrôle laitier. Son arrêt ici a été un peu plus long que prévu : 32 ans jusqu'à maintenant. Ils ont quitté la ferme pendant 10 jours pour leur voyage de noces. « Le plus longtemps qu'on est partis », sourit-elle.

Les Larose-Cloutier auraient préféré passer le relais à un jeune. Mais ils ont vite compris que leurs enfants n'étaient pas sortis du même moule qu'eux. « Ça fait de quoi, mais j'ai fait mon deuil », explique son conjoint.

L'absence de relève en dehors de sa famille l'irrite davantage. Il n'en veut pas aux jeunes. Reprendre une ferme en Montérégie, à quelques dizaines de minutes de Montréal, représente un investissement énorme. « Quand on les assoyait devant les papiers, certains reviraient de bord », explique-t-il.

En plus de l'argent : les horaires d'une rigidité inacceptable aux yeux de bien des jeunes et la peur de voir les fromages européens surfer jusqu'au Québec sur un nouvel accord de libre-échange, selon Normand Larose. Résultat, pas de repreneur.

« Il y a le bien-être animal, mais il y a aussi le bien-être du producteur », prononce-t-il comme un slogan.

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Le débit de l'encanteur est incompréhensible pour le profane. Sa voix ne cède pas une seconde au silence, espaçant les sommes croissantes d'une suite de mots qui forment ensemble un étrange chant. « Vous comprenez les chiffres ? Mais comment vous faites ? », s'étonne Isabelle Larose. Toute la famille est réunie pour tracer le point final de l'histoire de la ferme Rosevelte.

L'encanteur ne lésine pas sur les arguments de vente. « Ça, c'est une machine à lait, les gars », assure-t-il, cigarette au bec, devant une vache dont le pedigree vient d'être décliné. « Ça doit faire une année - ou deux ou trois - que je suis pas tombé en amour. Mais là... je suis en amour ! », jure-t-il devant une autre.

Deux producteurs laitiers, le visage impassible, font grimper le prix d'une vache en se battant à coups de subtils signes de tête. L'un est accompagné de sa femme, qui modère sa virée d'achats. Il l'emporte quand même.

La dernière vache est vendue, l'aventure est terminée. « J'ai envie de toutes les racheter », blague Normand Larose. Sa famille s'esclaffe. « Non, non. Je vais me rappeler que je n'étais plus capable quand il y avait un problème. »

L'étable est vide. L'odeur douceâtre y est encore, la chaleur enveloppante y est encore, mais le froid d'automne s'impose lentement.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE. LA PRESSE

Normand Larose observe pensivement la vente de ses bêtes à l'encan.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE. LA PRESSE

Pauline Cloutier et son mari n'ont pas quitté la ferme plus de 10 jours depuis trois décennies.