Décidés à prévenir une crise comme celle que connaît l'Ouest canadien, la Sûreté du Québec (SQ) et le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) placent maintenant la lutte contre le fentanyl en tête de leurs priorités. Leurs enquêtes démontrent pour l'instant que l'apparition de cette drogue hypertoxique dans nos rues est l'oeuvre de revendeurs de bas niveau, qui n'ont pas l'aval des hautes sphères du crime organisé et se retrouvent de plus en plus sous pression, à mesure que les surdoses s'accumulent. La Presse a fait le point avec plusieurs policiers.

Les traces de l'intervention des services d'urgence étaient encore visibles, hier matin, dans un recoin nauséabond près de la station de métro Lucien-L'Allier. Sur le sol, une trousse de naloxone, l'antidote administré d'urgence au cours de la nuit à deux hommes de Val-d'Or retrouvés sans connaissance après s'être injecté de l'héroïne. L'un se trouvait toujours dans le coma à l'hôpital, alors que l'autre avait repris connaissance, sauvé d'une mort quasi certaine.

Au moment même où les enquêteurs du SPVM se lançaient aux trousses des revendeurs impliqués dans l'incident, cinq autres suspects s'apprêtaient à comparaître au palais de justice.

Vincent Costantino, 34 ans, Kelvin Polanco, 31 ans, Zoubair Ghoumari, 36 ans, Jessica Maria Martinez, 23 ans, et Julia Komaristaia, 30 ans, ont été arrêtés à Montréal et Laval mercredi par les enquêteurs du Centre opérationnel sud du SPVM. La police les relie au réseau de revendeurs d'héroïne qui a fourni la drogue qui devait tuer les deux frères retrouvés sans vie dans un véhicule près du pont Jacques-Cartier, le 25 août.

« Nos tests préliminaires indiquent qu'il y avait du fentanyl qui avait été consommé avant le décès des deux hommes. Et à la suite de l'opération de mercredi, nos tests permettent de croire qu'il y avait du fentanyl mélangé dans la "coupe" de l'héroïne saisie », explique le commandant du SPVM Gaétan Vaillancourt.

Les cinq suspects demeurent détenus pour l'instant. Costantino travaille dans la restauration, alors que Ghoumari, qui se dit bachelier en commerce international aux Hautes Études commerciales, occuperait un poste de gestionnaire dans une entreprise de transport.

Au bas de l'échelle

Le réseau fonctionnait par commande téléphonique et livrait la drogue aux consommateurs dans divers quartiers, selon le SPVM. Et il semble que l'ajout du fentanyl mortel se soit fait « très près de la rue », au niveau des plus bas revendeurs, selon le commandant.

Ce constat correspond à ce qu'observent plusieurs corps policiers dans leurs réunions de coordination avec la Sûreté du Québec, selon nos informations. L'ajout de fentanyl serait surtout l'oeuvre de revendeurs au bas de l'échelle, « des petits gars » qui vendent de l'héroïne au quart de gramme sur un coin de rue, et qui veulent essayer « des recettes magiques » pour augmenter la puissance de leur produit ou réduire leurs coûts, selon une source policière bien informée.

Le fentanyl est un opiacé, comme l'héroïne, mais il s'agit d'une substance synthétique au moins 40 fois plus puissante et beaucoup moins coûteuse. Une dose d'à peine 2 mg peut être mortelle. Un trafiquant peut faire beaucoup de chemin avec une quantité minuscule, mais les risques pour le consommateur sont immenses.

Les Hells Angels, qui dominent comme jamais le commerce de cocaïne et de métamphétamine au Québec, ne touchent ni à l'héroïne ni au fentanyl pour l'instant, selon nos informations. Ils ne prélèvent pas non plus de taxes sur ce commerce.

Le marché de l'héroïne québécois demeure contrôlé par une faction de la mafia italienne et par le crime organisé turc. Les leaders de ces groupes ont été avisés que la police n'aurait aucune tolérance pour le fentanyl, selon nos sources. De toute façon, ils semblent peu favorables à l'utilisation d'un additif capable de tuer si facilement la fidèle clientèle dont la dépendance fait leur fortune. Aux échelons inférieurs, ce souci est moins évident.

Sauver une vie plutôt qu'une enquête

La Presse a pu confirmer que Vincent Costantino, l'un des suspects arrêtés pour les deux surdoses de fentanyl du 25 août, a déjà travaillé pour Salvatore Scoppa, acteur influent de la mafia italienne. Mais son affiliation actuelle n'est pas connue. Tant au SPVM qu'à la SQ, la priorité actuelle est de sauver des vies en sortant le fentanyl de la rue, pas de mettre sur pied de longues opérations d'infiltration pour remonter jusqu'aux têtes dirigeantes des filières d'héroïne.

« On est obligés de frapper vite. On ne peut pas attendre, dès qu'on a une information. On va toujours choisir de protéger une vie humaine plutôt que de protéger une enquête », affirme Benoît Dubé, responsable de la lutte contre le crime organisé à la Sûreté du Québec. 

Une douzaine de morts par surdose ont été recensées à Montréal au mois d'août, et des échantillons d'urine prélevés chez les consommateurs d'héroïne ont révélé que plusieurs avaient consommé du fentanyl sans le savoir, selon la Direction de la santé publique.

Pas comme dans l'Ouest

L'apparition de ce poison au Québec préoccupe la police, mais la Sûreté du Québec souligne que la situation n'a rien à avoir avec celle de l'Ouest canadien, où quatre personnes meurent de surdose de fentanyl chaque jour et où la crise perdure depuis des années. « On est complètement différents d'eux », souligne le lieutenant Mario Fournier, expert en stupéfiants.

La consommation d'héroïne a toujours été beaucoup plus faible au Québec qu'en Colombie-Britannique et elle est quasi inexistante en dehors des villes de Montréal et Québec, souligne-t-il.

Tous les corps policiers québécois veulent empêcher le phénomène de prendre de l'ampleur. « On a la chance de pouvoir se préparer par rapport à ce qu'ils ont vécu ailleurs », affirme le lieutenant Fournier.

Au SPVM, la coordination des enquêtes sur les surdoses pour l'ensemble du territoire a été confiée à la commandante Christine Christie, décrite comme un « bourreau de travail ». Des enquêteurs avouent être surpris de l'ampleur des ressources qui sont maintenant mises à leur disposition pour pourchasser les trafiquants.

Quant à la SQ, elle a placé la lutte contre le fentanyl au sommet des priorités. « C'est aussi important pour nous que la lutte contre les motards, parce que ça tue », martèle l'inspecteur Dubé.

EN CHIFFRES

22

Livraisons de fentanyl à destination du Québec interceptées entre janvier et juin 2017, majoritairement en provenance de Chine

14

Livraisons de fentanyl à destination du Québec interceptées entre juin et décembre 2016

3 %

Proportion des échantillons de fentanyl envoyés pour analyse à Santé Canada en 2016 qui venaient du Québec

57 %

Proportion des échantillons qui venaient de Colombie-Britannique

280 000 $

Prix de 1 kg de fentanyl à Calgary

100 kilos

Quantité d'héroïne contrefaite qui peut être confectionnée à partir de 1 kg de fentanyl

20 %

Hausse des hospitalisations pour intoxications aux opioïdes dans l'ensemble du Canada l'an dernier

Photo PATRICK SANFAÇON, La Presse

Gaétan Vaillancourt, commandant du Service de police de la Ville de Montréal