Les migrants arrivés ces derniers jours au Québec, après avoir traversé la frontière canado-américaine, passeront des mois dans un néant juridique, sans statut légal, ce qui complique sérieusement leurs démarches pour travailler, inscrire leurs enfants à l'école ou se faire soigner.

Ils ne sauront pas avant mars 2018 s'ils sont autorisés à faire une demande d'asile au Canada, réponse qui était auparavant donnée en quelques heures, directement au point d'entrée.

Tant que leur admissibilité n'est pas reconnue, ils ne sont pas officiellement considérés comme des « demandeurs d'asile », statut qui donne droit à plusieurs services.

« Ces réfugiés se trouvent dans un vide juridique », déplore Janet Dench, directrice du Conseil canadien pour les réfugiés.

« Tant qu'ils n'ont pas le document du demandeur d'asile, ils sont comme des touristes : ils n'ont pas de droits et n'ont pas accès aux services gouvernementaux », ajoute l'avocat en droit de l'immigration Stéphane Handfield.

Mesure de renvoi « non exécutoire »

Leur statut, en attendant ? « Ces étrangers sont visés par une mesure de renvoi "non exécutoire" », répond une porte-parole du ministère de l'Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC), Béatrice Fénelon.

Or, il faut être demandeur d'asile pour pouvoir demander un permis de travail, inscrire un enfant à l'école ou bénéficier du Programme fédéral de santé intérimaire, qui permet d'être soigné quand on n'a pas de carte d'assurance maladie provinciale.

Des clients de Stéphane Handfield, arrivés le week-end dernier, ont obtenu un rendez-vous le 5 mars au bureau du ministère de l'Immigration, pour avoir une réponse sur la recevabilité de leur demande d'asile. D'autres migrants d'origine haïtienne arrivés il y a deux jours ont été convoqués pour le 7 mars.

Il faut normalement être reconnu comme demandeur d'asile pour faire une demande de permis de travail. Or, obtenir ce document peut prendre quatre mois, souligne-t-il. Les nouveaux arrivants n'auraient donc pas le droit de travailler pendant près d'un an.

« C'est long ! J'aimerais pouvoir me trouver du travail avant », a commenté une jeune mère rencontrée hier aux bureaux provinciaux d'aide sociale, avec son bébé de 8 mois. Elle venait s'inscrire pour recevoir de l'aide de dernier recours.

Interrogée sur les délais et les nombreuses démarches qui l'attendent, une autre maman semblait un peu perdue. « On m'a seulement dit de venir ici, dit-elle. Même si c'est compliqué, on tente notre chance au Canada. On espère avoir une vie meilleure ici. »

Procédures écourtées à la frontière

Normalement, l'agent des services frontaliers qui rencontre les nouveaux arrivants examine leur dossier et détermine séance tenante si leur demande d'asile est recevable, procédure qui peut prendre quelques heures. Si elle ne l'est pas, on leur refuse l'entrée au pays.

Si leur demande d'asile est recevable, les demandeurs doivent ensuite se présenter devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour qu'un commissaire décide s'ils sont acceptés comme réfugiés au Canada ou s'ils doivent retourner dans leur pays d'origine. Cette étape peut prendre plusieurs mois.

En raison des arrivées massives des derniers mois, les employés de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) n'ont plus le temps de déterminer l'admissibilité des dossiers. Ils vérifient simplement les antécédents judiciaires des migrants et leur état de santé, avant de les orienter vers le ministère de l'Immigration à Montréal, pour que celui-ci décide de la recevabilité de leur demande d'asile, plusieurs mois plus tard.

La semaine dernière, les élus fédéraux ont annoncé l'ajout de ressources aux bureaux du ministère de l'Immigration à Montréal, pour réduire les délais. Malgré plusieurs requêtes de La Presse au cours des derniers jours, IRCC a été incapable de préciser les délais pour l'admissibilité des demandes d'asile et d'expliquer dans quelle mesure l'attente serait réduite grâce aux employés supplémentaires.

« Je n'ai pas constaté d'amélioration dans la rapidité de traitement des dossiers, observe Stéphane Handfield. Mais sans ajout de personnel, peut-être que les rendez-vous seraient en mai au lieu d'être en mars. »

Deux ans et demi avant l'expulsion

En raison de ces délais, les nouveaux arrivants devront attendre 14 à 18 mois avant d'avoir une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (CISR), pour savoir s'ils sont acceptés comme réfugiés au Canada.

Une fois la recevabilité de la demande établie, les demandeurs d'asile obtiennent une date d'audience devant la CISR dans les 60 jours suivants. Mais à cause de l'accumulation des dossiers, les audiences sont retardées de plusieurs mois, tout comme les décisions des commissaires.

Ceux à qui l'asile est refusé peuvent se prévaloir des procédures d'appel. Ces démarches signifient qu'ils ne seront pas expulsés du pays avant deux ans ou deux ans et demi, selon les estimations de Me Handfield. « Il y a des drames humains qui se préparent », observe l'avocat.

« Ce n'est pas correct de laisser des gens vivre ici pendant deux ou trois ans avant de leur dire qu'ils doivent retourner chez eux. On parle quand même de vies humaines », souligne Chantal Ismé, vice-présidente du conseil de la Maison d'Haïti.

Mme Ismé a participé mercredi à la rencontre de la Concertation haïtienne pour les migrants avec le premier ministre Justin Trudeau et le Groupe de travail intergouvernemental sur la migration irrégulière. Quel a été le sujet numéro un ? « L'amélioration de la célérité dans le traitement des dossiers », répond Mme Ismé.

Elle est encouragée par certains engagements des élus. « Mais au-delà des discours, on attend maintenant de voir les résultats », dit-elle.

Justin Trudeau a notamment affirmé que son gouvernement tentait de voir s'il était possible de délivrer plus rapidement des permis de travail temporaires pour les nouveaux arrivants, sans rien promettre.

Québec bouge plus vite

Les choses semblent bouger plus rapidement du côté de Québec, qui accorde de l'aide sociale aux nouveaux arrivants même s'ils n'ont pas le statut de demandeurs d'asile. En juillet, l'aide de dernier recours a été distribuée à 1754 nouveaux arrivants, contre 201 en juillet 2016.

« Dès qu'ils arrivent en centre d'hébergement, on les considère comme admissibles », explique Antoine Lavoie, porte-parole du ministère du Travail, de l'Emploi et de la Solidarité sociale. « Une fois leur demande reçue, elle est traitée en 48 heures, et ils peuvent venir chercher leur chèque dans les huit jours ouvrables à nos bureaux. »

Cependant, l'accumulation des nouvelles demandes de la part de migrants qui n'ont pas encore d'adresse postale ni de compte en banque a forcé le Ministère à adopter une nouvelle stratégie pour distribuer l'aide sociale pour le mois de septembre : 4000 chèques, pour une valeur de 2,5 millions, seront distribués aux migrants au Palais des congrès de Montréal, du 30 août au 1er septembre.

L'aide sociale est versée par dépôt direct pour la vaste majorité des bénéficiaires habituels, mais les migrants ne peuvent ouvrir de compte bancaire tant qu'ils ne sont pas reconnus comme des demandeurs d'asile. Des ententes ont toutefois été conclues avec les institutions financières pour que les chèques puissent être encaissés, même par ceux qui n'ont pas de compte bancaire.

Souplesse de la part des commissions scolaires

Il est prévu que les demandeurs d'asile ont droit à la gratuité scolaire. Il a été impossible de savoir de la part du ministère de l'Éducation si l'inscription à l'école risquait d'être problématique pour les enfants ou leurs parents qui n'ont pas encore ce statut.

Les commissions scolaires ont toutefois été invitées à faire preuve de souplesse. « Il est possible que certains enfants se présentent pour s'inscrire dans vos écoles sans avoir reçu tous les documents qui confirment leur situation de demandeur d'asile. Nous sollicitons votre bonne collaboration afin que ceux-ci puissent être scolarisés sans délai », a écrit la sous-ministre de l'Éducation, Sylvie Barcelo, dans une lettre envoyée la semaine dernière aux commissions scolaires de la région de Montréal.