Dix joueurs et ex-joueurs de football arrêtés. Au moins 15 victimes mineures. Une petite ville de l'est du Québec vit une crise depuis que des adolescents ont échangé les photos intimes de filles de leur école.

Ils échangeaient les photos sexy des filles de l'école comme on échange des cartes de hockey.

Sur leur téléphone cellulaire, les garçons collectionnaient les images dans des bibliothèques numériques créées à cet effet. Les photos, ce sont parfois les filles qui les envoyaient de plein gré, à un amoureux ou pour séduire. Mais pour bien garnir leur collection, les adolescents faisaient surtout du marchandage. Du genre : « Tu as X ? Je te donne Y. » Le stratagème a duré des mois.

La photo de trop

L'histoire se déroule dans une petite ville de l'est du Québec, que nous ne pouvons pas nommer pour protéger l'identité des victimes mineures, comme l'exige la Loi sur la protection de la jeunesse.

Il y a environ un mois, une élève a eu la surprise de recevoir, de la part d'une autre fille de son école, une photo qu'elle-même avait pourtant envoyée à un garçon - et uniquement à lui - en toute confiance.

L'image a circulé. Contre son gré. L'adolescente a alerté la police, et la Sûreté du Québec (SQ) a ouvert une enquête. En tirant sur le fil, les policiers ont découvert une affaire beaucoup plus vaste, révèlent nos sources. 

Au début du mois d'avril, dix jeunes - huit mineurs et deux majeurs, tous des joueurs ou d'ex-joueurs de l'équipe de football de la polyvalente locale - ont été arrêtés juste avant le début des cours. L'un d'eux a même été intercepté dans l'autobus. 

Ils devront répondre à des accusations criminelles de production, de possession et de distribution de pornographie juvénile, de leurre informatique, d'agression sexuelle et de complot. Selon nos informations, il y aurait au moins 15 victimes.

Les garçons étaient organisés. Selon nos informations, ils avaient notamment trouvé un moyen de contourner les paramètres d'une application de partage de photos populaire chez les jeunes, Snapchat, dont la caractéristique principale est que les photos qui y sont envoyées s'effacent après quelques secondes.

Grâce à un tour de passe-passe, les ados arrivaient à copier les photos et à les envoyer directement dans une bibliothèque d'images sur leur cellulaire. Les filles qui envoyaient une photo intime d'elles à un garçon en croyant que lui seul la verrait devenaient plutôt un trophée de plus dans une collection toujours mieux garnie. 

Une jeune fille aurait même été forcée d'avoir une relation sexuelle avec un des accusés après qu'un deuxième accusé l'a menacée de distribuer ses photos à tout vent si elle ne s'exécutait pas, avons-nous appris.

Des suspects vedettes

À la polyvalente, la seule en ville, les arrestations ont eu l'effet d'une bombe. « On est dans un petit milieu. Tout le monde connaît tout le monde. L'impact a été énorme », confie la présidente de la commission scolaire, que nous ne nommons pas pour protéger l'identité des victimes.

D'abord, les suspects sont parmi les élèves les plus populaires de l'école. Ils ont tous, à un moment ou à un autre, fait partie de l'équipe de football scolaire, véritable fierté en ville.

On a souvent vu les photos de leurs exploits sportifs dans le journal local. Un des accusés est une des vedettes de l'équipe, déjà dans la ligne de mire des recruteurs d'une université québécoise.

Le directeur de l'école prévient qu'il ne faut pas tirer de conclusions hâtives. Dans une école de quelques centaines d'élèves avec une équipe d'une soixantaine de joueurs, la proportion de garçons jouant au football est élevée.

Le lien des suspects avec l'équipe de football n'a rien à voir avec ce qui leur est reproché, martèle le directeur.

Ensuite, selon nos sources, les parents de certaines victimes travaillent à l'école où étudient les suspects, ce qui cause un grand malaise dans les couloirs de la polyvalente. Sans compter que victimes et accusés se côtoient quotidiennement dans les salles de classe.

Entre élèves, les tensions sont vives. Certains vont même jusqu'à attaquer les victimes.

« Les victimes, ce ne sont pas vraiment des victimes, elles sont responsables de leurs malheurs, tout simplement, rage une adolescente, amie de plusieurs suspects. Elles ont brisé la vie de plusieurs de mes amis. Si elles ne voulaient pas que leur corps nu se trouve sur l'internet, elles avaient juste à ne pas envoyer de photos dénudées. À l'école, je suis une des rares à ne pas défendre les victimes. » 

« La journée de l'arrestation, les personnes présentes ont eu une journée avec une ambiance grise, puisqu'il y avait des policiers partout », dit un autre élève. 

Une crise à l'école

Le directeur, qui dit n'avoir jamais vécu une telle crise en près de 30 ans de carrière, admet que la première semaine a été « lourde », mais il affirme que l'ambiance s'est replacée.

Le jour des arrestations, dit-il, une dizaine d'intervenants psychosociaux attendaient les élèves à l'école. Tous les groupes ont été rencontrés. Des formations sur les dangers du web seront données dans les prochaines semaines.

Aucune sanction n'a été prise contre les suspects. Ceux qui jouent encore ne sont pas suspendus de l'équipe de football, dont la saison vient à peine de recommencer, ni des autres activités sportives auxquelles plusieurs participent. 

Lors d'une première rencontre d'équipe la semaine dernière, l'entraîneur n'aurait même pas abordé la question, affirme la mère d'un joueur.

« Ce sont des élèves de l'école. Ils sont innocents jusqu'à preuve du contraire. Ma job, c'est de leur faire finir leur année scolaire, dit le directeur. Même chose pour les victimes. »

Ces dernières, assure le directeur, sont traitées avec respect par les autres élèves et ne font pas l'objet d'intimidation. « On ne prend pas de chance. On surveille tout le monde. Dès qu'un élève ne se présente pas à l'école, on vérifie pourquoi. »

«Très sensible»

La SQ, chargée du dossier, ne peut pas commenter l'affaire, puisque l'enquête est toujours en cours. Le capitaine Jean Lafrenière, responsable du Service des projets d'enquêtes spécialisées, a toutefois accepté de nous parler du phénomène, qu'il connaît de mieux en mieux, puisque les histoires du même genre sont toujours plus nombreuses sur le bureau de ses enquêteurs.

Lorsqu'un cas éclate dans une école, surtout dans une petite communauté, « c'est très sensible », dit le capitaine, dont l'équipe chapeaute notamment les divisions d'enquêtes sur la cybercriminalité et sur l'exploitation sexuelle des enfants sur l'internet.

« Il faut aviser l'école d'où on s'en va. Il faut sensibiliser, sans dramatiser. Il faut s'arrimer étroitement avec les établissements scolaires » pour éviter, dit-il, que les choses dégénèrent et tombent dans l'intimidation.

« C'est un phénomène qui n'est pas ciblé géographiquement, mais qui touche l'ensemble de la province. Et quand on est en région plus éloignée, les impacts sont vraiment importants, parce qu'il n'y a pas d'anonymat. Tout le monde se connaît. »

« L'impact sur les jeunes est grand. Ces enfants-là, à la fin, ont une honte très difficile à gérer. »

Le policier s'inquiète de la légèreté avec laquelle les adolescents envoient des photos intimes. « L'enjeu est au niveau de la prise de conscience. C'est notre défi. Et il va falloir continuer de se creuser la tête sur les façons de faire de la prévention. »

D'ailleurs, dans l'histoire de l'école de l'est du Québec dont il est question plus haut, une élève nous a confié que plusieurs de ses camarades de classe continuent à envoyer des photos intimes, même depuis l'arrestation des 10 adolescents. « C'est comme une mode. Tous les jeunes le font pareil », dit-elle.

Pourtant, les conséquences sont parfois graves. « Ce qu'on voit, c'est que ça finit par une détresse psychologique immense, dit M. Lafrenière. Tant qu'on n'a pas quelqu'un dans notre entourage ou qu'on n'est pas témoin direct, on peut penser que ces victimes-là l'ont cherché. On a trop tendance à culpabiliser ces victimes-là, alors que ça peut arriver à n'importe quelle jeune fille. Il n'y a pas de profil type. Et il ne faut pas oublier que ça arrive aussi aux garçons. »

Le phénomène sous la loupe

ÊTRE SEXY 24 HEURES SUR 24

« Les ados sont à une étape du développement où ils ont un accélérateur très fonctionnel, mais ils n'ont pas encore de freins. Ils agissent vite et réfléchissent après. On vit dans une société hyper sexualisée où si on n'est pas sexy 24 heures sur 24, on n'est pas dedans. En plus, les ados sont toujours branchés. Tous les ingrédients sont là pour que ça n'aille pas super bien », explique la Dre Dominique Bourassa, médecin de famille et médecin-conseil en matière de violence et d'agressions sexuelles à la Santé publique du Bas-Saint-Laurent.

SNAPCHAT, ÇA LAISSE DES TRACES

Snapchat est une application qui permet d'envoyer des images qui s'effacent au bout de quelques secondes. De nombreux adolescents l'utilisent pour partager photos ou vidéos coquines, croyant que l'image compromettante sera supprimée dès que le destinataire aura posé l'oeil dessus. C'est faux. Il est très facile de faire une capture d'écran de la photo avant qu'elle ne disparaisse. Les sites web spécialisés regorgent de trucs pour le faire sans même que celui qui envoie la photo le sache.

LE BLÂME AUX FILLES

« Généralement, les filles vont être blâmées. Et pas juste du côté des garçons. Les filles aussi vont blâmer les filles. Pour moi, c'est un viol. On parle de culture du viol, eh bien, ça aussi, ça en fait partie, de dire que les filles qui font ça, elles le font exprès. Et si ça se retourne contre elles, ben tant pis pour elles. Un peu comme à une époque on disait : elle s'est fait violer, as-tu vu comment elle s'habille ? », note Jasmin Roy, dont la fondation lutte contre l'intimidation et la violence à l'école.