Imaginez que vous êtes encerclé par des policiers encagoulés munis d'armes longues. Imaginez qu'ils vous intiment l'ordre de sortir de votre voiture par mégaphone devant vos voisins. Qu'ils tiennent votre mère en joue. Imaginez qu'ils vous forcent à vous allonger au sol pour vous menotter. Tout ça, sur la base d'une fausse dénonciation.

C'est arrivé au Montréalais Karim Benyounes à l'hiver 2014.

Son ex-collègue et partenaire d'affaires, avec qui l'homme avait un conflit, venait de le dénoncer au Service de police de Montréal comme un islamiste en voie de radicalisation, raconte un jugement de la Cour du Québec. C'était faux. Et mal intentionné. Cela se passait deux semaines après les attentats de Saint-Jean et Ottawa.

L'été dernier, au tour de l'Équipe intégrée de la sécurité nationale de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) de mener une opération d'urgence après que les autorités américaines eurent averti les Canadiens qu'un Montréalais s'apprêtait à traverser la frontière pour commettre un acte terroriste aux États-Unis, semant ainsi la panique. Une déclaration sous serment déposée devant le tribunal par la GRC que La Presse a obtenu révèle pour la première fois les détails de l'affaire.

Attentat à New York

Le 11 août, le Centre de renseignement de l'État de New York, qui gère la menace terroriste, reçoit un appel alarmant en provenance du Québec. L'interlocuteur appelle d'un téléphone prépayé et refuse de se nommer. Il affirme qu'un homme traversera la frontière par la route dans les prochains jours. Il donna le nom du conducteur, le modèle de sa voiture - un VUS noir -, et même le numéro de sa plaque. Dans le véhicule, dit le sonneur d'alarme, il transportera des stupéfiants et des explosifs dans le but de mener une attaque dans la ville de New York.

Les allégations sont on ne peut plus sérieuses. La police ne prend aucun risque. Le suspect est arrêté et emmené au quartier général de la GRC à Montréal. Rapidement, les enquêteurs se rendent compte que l'homme qui est devant eux n'a absolument rien à se reprocher. Qui peut donc lui en vouloir au point de l'avoir dénoncé faussement aux autorités américaines?

La victime a des soupçons. L'homme, qui travaille pour une entreprise de livraison établie dans le Vieux-Montréal, a récemment critiqué le travail d'un collègue. Ce dernier connaissait ses plans de voyage et sait quel type de véhicule il conduit. Il possède un téléphone prépayé.

Quand les enquêteurs ont demandé à Hasnat Miftahul Syed, 38 ans, s'ils pouvaient dire aux Américains qu'il avait menti, il a répondu : «They can all go home.»

Sa fausse alarme ne s'est pas arrêtée là. Syed a été accusé l'été passé d'incitation à craindre des activités terroristes. Il risque cinq ans de prison.

«Arme fatale»

Des histoires comme celles-là, il y en aurait eu plusieurs ces dernières années au Québec. Juste au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV) de Montréal, on affirme avoir reçu dans la dernière année une dizaine de dénonciations qui, après enquête, se sont révélées fausses.

Selon le directeur, Herman Deparice-Okomba, il s'agit généralement de cas de règlement de comptes, souvent de la part d'ex-conjoints ou de gens qui en ont contre un collègue de travail.

«La menace terroriste devient une arme fatale parce que les gens savent qu'ils auront la sensibilité des autorités policières. Parce qu'ils savent que la personne [dénoncée] sera arrêtée et interrogée, explique M. Deparice-Okomba. Quand il y a cinq, six voitures de police devant chez nous, même si on n'est pas coupable, les voisins vont le voir. Ça laisse des traces», dit-il.

Un sabre «pour les infidèles»

C'est ce qui est arrivé à Karim Benyounes le 7 novembre 2014, après que son ex-partenaire d'affaires Lahoussine Elfatihi l'eut dénoncé au SPVM comme «vraiment fou» et «extrémiste», selon des rapports de police. M. Benyounes a «acheté dernièrement un sabre en lui disant qu'il [avait] acheté pour les infidèles» et il se serait fâché de sa fréquentation trop peu assidue d'une mosquée, continue le document rédigé sur la base des allégations de M. Elfatihi, qui le soupçonnait aussi d'avoir commis des méfaits sur sa voiture.

Les policiers n'ont pas lésiné sur les moyens pour intercepter Karim Benyounes, qui se trouvait alors dans une voiture avec sa mère, en visite du Maroc. Une fois qu'il a été arrêté, les policiers ont toutefois rapidement conclu que l'homme ne posait aucun risque et l'ont aussitôt relâché.

«Il s'agit d'une expérience particulièrement éprouvante et humiliante», a affirmé M. Benyounes dans la poursuite qu'il a lancée contre Lahoussine Elfatihi. Il évoque «un véritable traumatisme» pour sa mère et lui.

7000 $ en dédommagement

La juge Magali Lewis, des petites créances, a cru sa version des faits.

«Force est de conclure que [M. Elfatihi] déforme la réalité pour faire arrêter [M. Benyounes]», écrit la juge Lewis avant de condamner le premier à verser 7000 $ au second. «Il n'avait aucun motif raisonnable de l'identifier comme une personne extrémiste et dangereuse.»

«Je suis victime deux fois : par la justice et par lui», a réagi M. Elfatihi en entrevue téléphonique. Il a ajouté n'avoir «jamais menti à propos de cette affaire».

Haroun Bouazzi, de l'Association des musulmans et des Arabes pour la laïcité, a déjà rencontré le SPVM dans la foulée de cet événement, pour lui demander de «[les] protéger aussi contre les fausses dénonciations. C'est leur rôle».

«Ce qui m'a choqué le plus, c'est que le SPVM n'a pas poursuivi quelqu'un qui a fait une fausse dénonciation», a-t-il ajouté en entrevue, évoquant «une complicité» tacite du corps de police par son inaction. «Il faut envoyer un signal fort à la population : ce n'est pas un jeu de dénoncer les gens comme de potentiels terroristes.»

Même son de cloche du côté de Herman Deparice-Okomba. Il affirme que ces fausses accusations ont des conséquences dévastatrices pour les victimes. «Il y a les conséquences psychologiques. Il y a la honte. Il y a le rejet. Ces personnes ont une rage contre le système.»

Il encourage tous ceux qui sont inquiets du comportement d'un proche à aviser le CPRMV ou les autorités. Mais il leur lance aussi cet avertissement. «Appelez, mais quand vous appelez, vous êtes responsable de ce que vous nous dites.»

PC

Herman Deparice-Okomba