En 2010, alors qu'elle était lieutenante-gouverneure de la Nouvelle-Écosse, Mayann Francis a accordé un pardon formel à Viola Desmond. Cette Néo-Écossaise a été arrêtée et condamnée à une amende en 1946 parce qu'elle s'était assise dans une section interdite aux Noirs dans un cinéma de New Glasgow. Elle figurera sur les prochains billets de 10 $.

Le printemps dernier, alors qu'elle recevait un doctorat honoris causa de l'Université Dalhousie, Mme Francis a affirmé qu'elle était encore aujourd'hui victime de racisme parce que les commis la surveillent de près quand elle entre dans un magasin, pensant que la couleur de sa peau la rend plus susceptible d'être une voleuse. La Presse s'est entretenue avec Mme Francis.

Comment accueillez-vous la nouvelle que Mme Desmond sera sur les billets de 10 $ ?

Je l'ai appris alors que j'étais au bureau du médecin jeudi pour un mauvais rhume. Ça m'a immédiatement soulevée. Je suis vraiment fière. Viola Desmond a changé le cours de l'histoire dans tout le Canada. Après sa condamnation, on a porté plus attention à la discrimination et à la ségrégation.

Quand avez-vous entendu parler d'elle pour la première fois ?

Dans les années 90, alors que j'étais à Toronto, grâce à une amie femme d'affaires pour qui Viola Desmond était une source d'inspiration. Quand j'étais jeune, dans les années 50 et 60, on ne parlait pas d'elle à l'école. C'est d'autant plus dommage qu'elle est un exemple pour les jeunes. C'était l'une des premières femmes d'affaires noires, elle a fondé une école pour esthéticiennes parce que les Noires n'étaient pas admises dans les autres écoles. Si sa voiture n'était pas tombée en panne à New Glasgow, elle n'aurait pas été à ce cinéma et elle n'aurait pas abandonné sa carrière. C'est un grand gâchis.

À l'époque, y avait-il de la ségrégation partout au Canada ?

Pas dans les cinémas d'Halifax, où habitait Viola Desmond. Elle n'avait jamais connu ça avant d'aller à New Glasgow. Quand on lui a demandé de monter au balcon, dans la zone réservée pour les Noirs, elle a refusé. Mais à l'époque, quand les Noirs voyaient qu'il n'y avait que des Blancs dans un commerce, ils comprenaient sans que ce soit explicite qu'ils n'étaient pas les bienvenus.

Avez-vous été victime de discrimination quand vous étiez jeune ?

J'ai grandi dans un quartier très multiculturel de Sydney, alors je n'en étais consciente que lorsqu'on allait en ville. Par la suite, quand je suis allée étudier à Halifax, j'ai souvent vu des appartements disponibles quand on appelait, mais qui, mystérieusement, étaient pris quand on se présentait en personne cinq minutes après. Quand je suis rentrée dans les années 80, après avoir étudié et fait carrière en Ontario et aux États-Unis, j'ai constaté qu'encore à ce moment-là, il n'y avait pas beaucoup de Noirs employés dans les magasins. Et encore aujourd'hui, je me fais suivre par les commis dans les magasins, alors qu'on laisse mes amis blancs tranquilles.

Viola Desmond est devenue une femme d'affaires prospère alors qu'il n'existait pas de programmes de discrimination positive ou d'attribution d'une partie des contrats publics à des firmes dont les propriétaires font partie d'une minorité ethnique. Que pensez-vous de ce type de programmes ?

La discrimination positive existe depuis longtemps au gouvernement fédéral, mais on n'y voit pas tant de femmes, de handicapés ou de membres de minorités visibles. Alors, je ne suis pas sûre que ça fonctionne. En théorie, il est bien de favoriser certaines personnes, comme l'a fait Justin Trudeau pour son cabinet. Mais il faut absolument que ça soit à compétence égale. Sinon, on mène à l'échec les gens favorisés par la discrimination positive. Il faut aussi éviter de former des ghettos qui seront les seuls débouchés pour les femmes et les minorités visibles.

Pourquoi le mouvement Black Lives Matter est-il plus fort aux États-Unis qu'au Canada ?

Il y a eu des manifestations l'été dernier à Toronto. Ce n'est pas aussi fort ici, mais ça existe. Il y a des injustices graves envers les autochtones, ces femmes dont la disparition ou le meurtre n'ont jamais été résolus.

Certains Afro-Américains réclament que les descendants des esclaves soient dédommagés. Qu'en pensez-vous ?

C'est un débat très intense que je n'ai pas suivi de près. Tout ce que je sais, c'est qu'on ne peut pas nécessairement mettre le passé derrière nous. Il faut parfois l'affronter.

Au Québec ces dernières années, des acteurs blancs se sont maquillés la figure pour représenter des personnalités à la peau sombre. Cette pratique a été dénoncée en tant que « blackface », une tradition raciste du vaudeville américain, initialement dans les médias canadiens-anglais. Certains au Québec considèrent qu'il s'agit d'une importation des tensions raciales américaines. Qu'en pensez-vous ?

C'est incroyable. Il ne manque pas d'acteurs noirs pour les rôles de Noirs. Ce n'est même pas une question de racisme, c'est une question de respect envers un être humain.

Il ne serait donc pas plus acceptable qu'un acteur noir se peigne la figure en blanc ?

La question ne se pose pas parce qu'il serait impossible d'avoir assez de maquillage pour transformer une peau noire en peau de Blanc.