Détenus à Laval depuis plus de trois semaines, des travailleurs agricoles guatémaltèques qui auraient été floués par une firme de placement se sont confiés à La Presse alors qu'ils étaient menacés d'expulsion.

Jeudi après-midi. Centre de surveillance de l'immigration, à Laval, qui est en réalité la prison des immigrants aux prises avec la justice. Dix jeunes hommes, certains chaussés de simples sandales noires, sont conduits par deux agents de sécurité dans la salle réservée aux visiteurs.

Ils esquissent un léger sourire en apercevant leur avocate, Me Susan Ramirez, accompagnée de deux représentants du Centre des travailleurs immigrants. Mais le regard de ces travailleurs agricoles guatémaltèques s'assombrit aussitôt que Me Ramirez les informe qu'ils sont sur le point d'être expulsés, à moins d'un revirement de situation.

Ces « illégaux » ont commis l'erreur de suivre un de leurs compatriotes, l'homme d'affaires Esvin Cordon, qui leur aurait promis, assurent-ils, une vie meilleure dans un pays dont ils ne connaissaient pas les lois ni les règlements.

Le président de l'agence de placement Les Progrès, qui n'a pas encore été accusé, aurait fait miroiter aux Guatémaltèques un changement de statut au pays en échange d'un débours de 4191 $, prélevé sur leur paie. Chaque travailleur se faisait ainsi amputer les deux tiers de son salaire pour un permis de travail dont il n'a jamais vu la couleur.

TRISTESSE ET INCOMPRÉHENSION

« Je me sens triste, murmure Henry de Jesus Aguirre, 26 ans. Je ne sais plus quoi penser. Ça fait bientôt 23 jours qu'on est en prison, se désole-t-il. On était venus ici pour travailler. Pour envoyer de l'argent à nos familles. »

À ses côtés, Jorge Botello, 23 ans, père d'un garçon de 5 ans, ne comprend pas. « C'est injuste, ce qui m'arrive, ce qui nous arrive à nous tous, dit-il d'une voix faible. On s'est fait avoir du début à la fin. »

À l'instar de quelques-uns de ses compagnons d'infortune, il affirme avoir connu une « mauvaise expérience » avec son premier employeur. Il cite une « entreprise d'élevage de volailles ». « On attrapait des poulets à main nue et on se faisait crier par la tête par le chef d'équipe, raconte-t-il. On se moquait de nous au lieu de nous montrer. Ça nous a incités à aller travailler pour Cordon. »

Les travailleurs qui se confient à La Presse n'en démordent pas : on leur a fait de fausses promesses, et ce sont eux qui en payent le prix fort.

« Je suis en train de vivre une des pires expériences de ma vie », avoue Juan de Jesus Hernandez, 28 ans, père de « deux belles filles » de 5 et 7 ans.

« Quand j'ai pris l'avion dans la ville de Guatemala pour venir travailler au Québec, les yeux dans l'eau, c'était pour améliorer ma situation financière. Je me bats pour élever mes enfants et leur donner la chance d'aller plus longtemps à l'école. » - Juan de Jesus Hernandez

Il a téléphoné à sa femme avec sa carte d'appel. « Je lui ai dit que je vais rentrer à la maison plus pauvre qu'au moment où je suis parti. Je suis endetté. J'ai emprunté [plus ou moins 2000 $ pour me qualifier comme travailleur étranger]. Je ne sais pas comment je vais pouvoir rembourser. »

C'est aussi le cas d'Abner Joaquin Miranda Lopez, 21 ans, vêtu d'un chandail de la Fromagerie Saint-Guillaume. « Tout ce que j'ai envoyé à mes parents, dit-il en riant pour cacher sa gêne, c'est 40 malheureux dollars. Au début, on m'a fait payer pour l'épicerie, des vêtements, le loyer. Puis, je suis tombé sur Cordon [le propriétaire de l'agence de placement]. »

Le jeune homme, qui a une technique en administration, « rêvait » de venir travailler au Canada. « J'ai mis deux années à tout préparer, dit-il. Je me suis tapé de nouveaux allers-retours au Guatemala pour mettre mes papiers à jour, mon passeport. »

ESVIN CORDON SE DÉFEND

Le président de l'agence de placement Les Progrès, Esvin Cordon, sur qui l'Agence des services frontaliers du Canada a « déclenché une enquête criminelle », se voit comme une « victime » dans cette affaire. Il parle même d'une « campagne de salissage » menée entre autres, soutient-il, par un des producteurs agricoles qui employaient des travailleurs guatémaltèques.

« Les travailleurs se disaient maltraités. Je voulais bien faire [en les recrutant]. Je ne voulais pas aller contre la loi. » - Esvin Cordon, président de l'agence Les Progrès

Il prétend que les travailleurs qui ont déboursé des milliers de dollars sur leur paie étaient d'accord pour qu'il entreprenne en leur nom des démarches en vue « d'obtenir un changement de statut à leur permis de travail ».

« Je les traitais comme des fils, avance-t-il. Et eux, ils me disaient : "Vous êtes comme un papa." »

MIS EN LIBERTÉ

Par ailleurs, des faits nouveaux sont survenus hier dans le dossier des travailleurs guatémaltèques.

Leur avocate Susan Ramirez a obtenu la mise en liberté de six d'entre eux, devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, en plaidant qu'ils ne présentaient pas de risques pour la société. Ils seront pris en charge par deux organisations religieuses catholiques en attendant la suite des procédures. Trois autres devraient être relâchés aujourd'hui même. Pour sa part, un travailleur est rentré chez lui pour des raisons humanitaires.

« Il faut espérer maintenant qu'ils récupèrent l'argent qui leur a été volé et qu'ils puissent, d'ici là, obtenir un permis de travail temporaire pour gagner un peu d'argent et l'envoyer à leur famille », a-t-elle soumis.

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3500 $ POUR 14 HEURES

Croyant pouvoir obtenir un permis de travail agricole pour sortir de la clandestinité, les travailleurs guatémaltèques ont signé d'onéreux « contrats » de service avec le consultant en immigration Garsendy-Emmanuel Guillaume. La Presse a pris connaissance de ces « mandats » intervenus entre le consultant qui travaille pour le Cabinet conseil immigration boulevard Saint-Laurent, à Montréal, et un des travailleurs. Le consultant exige des honoraires de 3500 $ pour 14 heures de travail, mais précise qu'il ne peut garantir les « résultats ». Il souligne que la demande est formulée afin que le travailleur temporaire puisse travailler « au sein de l'entreprise de placement Les Progrès inc. », de l'homme d'affaires Esvin Cordon. Le consultant n'a pas rappelé La Presse.

Photo Robert Skinner, La Presse

Le Centre de surveillance de l'immigration, à Laval, est en réalité la prison des immigrants aux prises avec la justice.