Annabelle Dionne était au bord du gouffre, sept mois après la mort d'un collègue tué en service. À son retour de vacances, elle s'est effondrée. «Tout le long du chemin, j'étais en larmes, en larmes, en larmes», raconte-t-elle. Comme près de 4000 policiers en service ou retraités de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), la Québécoise souffre d'un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Ce mal pernicieux afflige presque trois fois plus de membres de la police fédérale qu'en 2008.

Le 6 octobre 2007, l'agent Christopher Worden a été abattu à Hay River, dans les Territoires-du-Nord-Ouest, alors qu'il répondait seul à un appel d'urgence. Le lendemain matin, Annabelle Dionne a été appelée pour retrouver le policier disparu. La policière travaillait depuis un an à Fort Smith, une communauté située à trois heures de là. Cette enquête de deux semaines, marquée par une chasse à l'homme pour retrouver le meurtrier, l'a marquée au fer rouge : il y aura un avant et un après.

Même si Chris Worden n'a pas été abattu sous ses yeux, la vue de son corps a laissé des marques indélébiles dans l'esprit d'Annabelle Dionne. Neuf ans plus tard, la policière arrive tout de même à raconter avec flegme son histoire, sans tressaillement.

«Je l'ai amené à la morgue. J'ai eu le visuel de Chris, de son corps. À un moment donné, j'ai touché son pied. Ce sont des images qui restent beaucoup après... Quand tu vois ça, c'est un choc plus présent, tu réalises plus ce qui s'est passé, sinon ça reste un peu virtuel», ajoute Mme Dionne.

Après la mort de son collègue, la jeune policière, autrefois ambitieuse, joyeuse et intrépide, n'était plus que l'ombre d'elle-même, rongée par la culpabilité et hantée par la peur de mourir. «J'ai tout remis en question. Il y a quelque chose qui fait mal, parce que ça pourrait être toi», souffle- t-elle, en évoquant sa mort. Mais le pire restait l'isolement. En entrevue, c'est même la première chose qu'elle évoque pour expliquer l'ampleur de son traumatisme.

Des soins inexistants

De plus en plus triste et irritable, la policière a demandé de l'aide au service de santé de la GRC, quatre mois après le drame. Ces soins spécialisés, pratiquement inexistants dans le Grand Nord du pays, ne viendront que trois ans plus tard. Trois longues années qui deviendront un calvaire pour Annabelle Dionne.

«Je suis passée par plein de phases de détresse. J'ai vu l'évolution du stress post-traumatique: l'irritabilité, l'hypervigilance, la peur. J'avais une peur constante que je n'avais pas auparavant. Tout était empiré. C'est comme être toujours à la chasse, tu es toujours sur tes gardes. Physiquement, ça crée un stress. J'ai commencé à avoir des maux de dos, beaucoup de fatigue, des problèmes de mémoire, de concentration», se remémore-t-elle avec calme et assurance.

Couché à ses pieds, Oreo, son chien policier d'assistance, la regarde avec douceur. «Il est très calmant. Depuis tantôt, il ne bouge pas», fait-elle remarquer. Depuis le drame, son fidèle chien, adopté à Hay River, est devenu le roc de sa thérapie. «Quand j'étais plus en détresse, il pouvait passer la nuit collé sur moi. Il ressent ce que je ressens. Il me ramène un sentiment de normalité. Il a brisé mon isolement», explique-t-elle.

Trouble en hausse

Annabelle Dionne est loin d'être la seule au sein de la GRC à vivre au quotidien avec les stigmates du TSPT, un trouble qu'on associe davantage, à tort, aux soldats revenant du front. En mars 2016, 3937 employés actifs ou retraités de la GRC touchaient des prestations d'invalidité d'Anciens Combattants Canada pour un TSPT ou un traumatisme lié au stress opérationnel (TSO), démontre un document obtenu par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès à l'information. Du nombre, près de 1500 policiers étaient toujours en service. En septembre 2015, la GRC comptait 18 292 policiers et environ 10 000 employés civils.

Les cas de TSPT et de TSO à la GRC ont ainsi explosé de 175 % en huit ans, passant de 1427 en 2008 à 2473 en 2011 et à près de 4000 cette année. Depuis l'an dernier, environ 500 nouveaux cas ont été rapportés, en majorité des policiers retraités souffrant de TSPT. La GRC compte environ 2500 retraités de la GRC aux prises avec ces troubles de santé mentale, soit trois fois plus qu'en 2008.

La GRC «en fait beaucoup plus qu'avant» pour aider les policiers malades, assure Annabelle Dionne. «Ils vont te supporter et s'assurer que tu reçoives les bons traitements.» La police fédérale offre plusieurs programmes d'aide psychologique aux policiers souffrant de TSPT, en particulier depuis le lancement d'une stratégie en santé mentale en mai 2014.

Des années d'attente

Toutefois, isolée dans un territoire mal desservi en traitement des problèmes de santé mentale, la policière originaire de Québec a dû attendre sa mutation à Ottawa, en 2011, pour recevoir des soins appropriés. Quelques mois plus tôt, elle avait finalement reçu un diagnostic de TSPT dans une clinique spécialisée d'Anciens Combattants Canada.

«C'est quand je suis sortie du Nord que j'ai été capable d'avoir l'aide dont j'avais besoin. J'ai attendu en 2011. Il n'y avait pas les services spécialisés, les gens ne comprenaient pas notre travail.» - Annabelle Dionne

Grâce à son chien Oreo, à une longue thérapie et à sa résilience, Annabelle Dionne a réussi à faire la paix avec son traumatisme. La policière de 41 ans compte maintenant revenir au travail en décembre ou en janvier prochain, après une pause de quelques mois. «Le soutien que j'ai reçu m'a amenée à accepter ce qui s'est passé et à accepter mon rôle là-dedans: j'ai fait du mieux que je pouvais, je ne peux pas lui ramener la vie», dit-elle, telle une évidence, qui n'en était pourtant pas une pendant toutes ces années.

La pointe de l'iceberg?

Annabelle Dionne l'affirme sans broncher: il y a probablement de deux à trois fois plus de policiers atteints de TSPT au sein de la GRC, malgré le bond important des prestations d'invalidité depuis 2008. «Beaucoup de personnes ne rapportent pas leurs symptômes. Soit à cause de la peur de perdre leur emploi ou une promotion, de la peur de l'inconnu ou d'être jugées par leurs collègues. Les gens vont endurer le plus longtemps possible. Mais des fois, tu n'as pas le choix, tu frappes le mur. Il y a peut-être plus de gens qui frappent ce mur», assure- t-elle.

Annabelle Dionne n'a plus peur de parler de sa maladie. Elle a pris son bâton de pèlerin pour déboulonner les mythes entourant le choc post-traumatique. Une mission inhérente à sa thérapie, estime-t-elle. «Des policiers seniors sont allés chercher de l'aide suite à des discussions qu'on avait eues», se réjouit-elle. En parlant ouvertement de ce tabou, elle crève ainsi un abcès au sein du corps policier et contribue peut-être même à sauver des vies.

«Quand tu vois d'autres personnes qui se suicident en raison du stress post-traumatique... Moi je sais que je n'ai pas envie de me taire et de savoir qu'un de mes collègues s'est suicidé, et que si j'avais parlé, ç'aurait peut-être été le mot dont la personne avait besoin pour ne pas passer à l'acte. C'est dur, le stress post-traumatique, ça amène beaucoup, beaucoup, beaucoup de détresse», lance-t-elle, les yeux perçants.

- Avec William Leclerc, La Presse

Trouble de stress post-traumatique: nommer le mal

Les cas de trouble de stress post-traumatique ont explosé au cours des dernières années à la GRC. Pourquoi ? Voici quelques pistes pour comprendre.

QU'EST-CE QUI EXPLIQUE L'AUGMENTATION DU NOMBRE DE CAS DE TSPT, SELON LA GRC ?

« [Cette hausse] pourrait s'expliquer en partie par les efforts faits par la GRC pour éliminer les préjugés entourant la santé mentale et pour encourager les membres à demander de l'aide lorsqu'ils en ont besoin et les appuyer lorsqu'ils le font », avance la caporale Annie Delisle, porte-parole de la GRC. La police fédérale préfère toutefois ne pas faire d'hypothèses sur les raisons pour lesquelles les policiers souffrent de TSPT. « Les agents de la GRC sont des êtres humains. Ils sont aux prises avec les mêmes facteurs de stress personnels que tous les autres Canadiens, mais ils font également face aux risques de blessures physiques et psychologiques inhérents au métier de policier », ajoute Annie Delisle.

QU'EN DISENT LES ASSOCIATIONS DE POLICIERS DE LA GRC ?

Selon le caporal Daniel Michaud, directeur de l'Association des membres de la police montée du Québec (AMPMQ), il est plus facile de parler de problèmes de santé mentale au sein de la GRC depuis quelques années. « C'était plus caché avant. Maintenant, les membres vont chercher de l'aide. À cause du manque de formation, les membres avaient de la misère à reconnaître [la maladie]. Ils avaient aussi tendance à ostraciser ceux qui souffraient de choc post-traumatique », explique le caporal Daniel Michaud. Néanmoins, d'autres éléments pourraient expliquer l'augmentation du nombre de cas depuis une décennie, soutient-il, comme la hausse des cas de policiers tués en service et les conditions de travail difficiles, en particulier dans les régions isolées.

« [La GRC] a plus de misère à recruter avec les conditions de travail qui sont moins compétitives, alors les gens sont surtaxés. La GRC fait travailler les membres en overtime. Comme dans n'importe quel corps de travail, le stress augmente quand il y a un événement dramatique », affirme Daniel Michaud. La GRC compte environ 900 policiers au Québec.

QUE FAIT LA GRC EN MATIÈRE DE SANTÉ MENTALE ?

La GRC a déployé en mai 2014 une « stratégie quinquennale en matière de santé mentale » afin d'améliorer la santé et la sécurité de ses employés. La GRC vise en particulier à « éliminer la stigmatisation associée aux problèmes de santé mentale ». Pour ce faire, le corps policier a tenu plusieurs campagnes d'information et établi une politique de tolérance zéro « à l'égard des attitudes dépassées » niant l'existence des maladies liées à la santé mentale. Dans sa stratégie, la GRC mise sur la prévention, la détection et l'intervention précoces. Les employés peuvent consulter des spécialistes dans l'un des 11 bureaux de service de santé de la GRC et se faire traiter dans une des neuf cliniques pour traumatismes liés au stress opérationnel d'Anciens Combattants Canada. Dans les régions éloignés, comme les Territoires-du-Nord-Ouest, le personnel peut consulter des conseillers de soutien par les pairs ou faire appel aux Services d'aide aux employés (SAE) de Santé Canada. La Presse n'a pas pu obtenir d'entrevue avec un dirigeant du programme de santé mentale de la GRC.

QU'EN EST-IL DES SOLDATS CANADIENS ?

Les troubles de stress post-traumatique sont un fléau dans l'armée canadienne. L'an dernier, 14 372 soldats ou ex-soldats recevaient des prestations d'invalidité en raison de cette maladie, dont 3578 vétérans de la récente guerre en Afghanistan. Ainsi, plus d'un militaire sur dix déployé pendant cette guerre est touché par le TSPT, cinq ans après la fin du déploiement. Pourtant, il y a une dizaine d'années, on ne comptait qu'environ 6000 vétérans souffrant de TPST, selon Radio-Canada. Aussi, les anciens combattants sont beaucoup plus nombreux à mettre fin à leurs jours que les civils, selon Statistique Canada. Plus du quart des soldats enrôlés entre 1972 et 2007 qui sont morts pendant ou après leur carrière dans l'armée s'étaient suicidés (696 sur 2620).

QU'EST-CE QUE LE TSPT ?

L'Organisation mondiale de la santé (OMS) définit le trouble de stress post-traumatique comme une « réponse différée ou prolongée à une situation ou à un événement stressant, exceptionnellement menaçant ou catastrophique et qui provoquerait des symptômes évidents de détresse chez la plupart des individus ». Les symptômes du TSPT sont nombreux : flash-back envahissants, insensibilité, hypervigilance, insomnie, dépression et idées suicidaires. Le trouble peut apparaître des semaines, voire des mois, après le traumatisme. « Dans certains cas, le trouble peut présenter une évolution chronique, durer de nombreuses années et entraîner une modification durable de la personnalité », indique l'OMS.

Policiers, ex-policiers et employés de la GRC atteints de trouble de stress post-traumatique (TSPT) ou de traumatismes liés au stress opérationnel (TSO) par année fiscale, en date du 31 mars.

• 2015-2016 : 3937

• 2014-2015 : 3469

• 2013-2014 : 3094

• 2012-2013 : 2794

• 2011-2012 : 2473

• 2010-2011 : 2171

• 2009-2010 : 1857

• 2008-2009 : 1631

• 2007-2008 : 1427

Source : GRC