Ils ont ouvert la voie. En 2012, une poignée de Québécois ont quitté le pays pour la Turquie après s'être préparés comme s'ils partaient à la guerre. Quatre ans plus tard, la police tente toujours d'établir ce qu'ils ont vraiment fait durant leur voyage. Certains sont soupçonnés d'avoir pris part à une prise d'otages en Syrie. D'autres auraient combattu avec les islamistes. La Presse a enquêté sur ce qui a toutes les allures d'une première vague de djihadistes.

Ils ont l'air de jouer à la guerre.

Nous sommes en 2012, dans un champ de tir en banlieue de Montréal. Une demi-douzaine de garçons, à l'aube de l'âge adulte, s'entraînent au maniement des armes à feu.

Le groupe ne passe pas inaperçu. Les jeunes ne sont visiblement pas des chasseurs. Ils n'ont pas d'équipement, tirant en chaussures sport dans la neige. Ils ne sont pas particulièrement habiles avec leurs armes.

Entre les salves de balles, ils s'arrêtent pour prier, raconte un habitué de l'endroit, qui n'a pas souhaité parler publiquement par crainte de représailles. « Même s'ils ont un comportement qui ne cadre pas avec le groupe, ils s'en foutent. Ils aiment montrer qu'ils sont à part », raconte l'homme.

Au moins un des garçons porte des gants de caoutchouc et des lunettes de ski quand il tire. Une tactique parfois utilisée par ceux qui prévoient bientôt franchir un point de contrôle dans un aéroport et qui craignent que des traces de poudre ne restent sur leurs mains ou sur leur visage.

Les jeunes font partie d'une petite cellule de Québécois dont le discours et les idées islamistes extrémistes inquiètent déjà à l'époque les autorités antiterroristes. Des agents de la GRC visitent d'ailleurs régulièrement le champ de tir où ils s'entraînent.

Dans quelques mois, ils seront parmi les premiers Canadiens à partir vers la Turquie apparemment avec l'intention de gagner la Syrie pour grossir les rangs des djihadistes. Des experts parlent d'eux comme de la « première vague ».

COMME UN SERVICE MILITAIRE

« Ceux qui sont partis en 2011-2012, du Québec ou d'ailleurs, c'était juste pour prendre part au djihad, comme ceux qui sont partis faire le djihad en Afghanistan, en Bosnie, en Tchétchénie. C'était comme le service militaire : on fait ça puis on rentre à la maison », explique Hicham Tiflati, ancien employé du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, aujourd'hui membre d'un groupe de recherche sur la radicalisation au féminin à l'Université McGill.

À l'époque, en Syrie, le groupe armé État islamique n'avait pas déclaré le califat. Nous sommes avant la propagande de masse sur l'internet. Ce qui attire les jeunes Québécois, selon une source proche de l'enquête, c'est surtout le combat armé contre Bachar al-Assad.

Plusieurs dizaines de groupuscules violents, dont le Front al-Nosra, des combattants tchétchènes et l'armée syrienne libre, s'entredéchirent. Certains sont considérés comme terroristes par le Canada, d'autres sont alliés à l'Occident, ce qui complique le travail d'enquête des policiers. Les jeunes étrangers sont nombreux à passer d'un groupe à l'autre.

PARTIS AU COMBAT ?

Durant des mois, les Québécois ont préparé leur départ ensemble, selon nos sources, s'entraînant au tir, fréquentant les mêmes mosquées, dont les centres Badr et Assahaba, à Montréal, et se rencontrant régulièrement chez l'un ou chez l'autre.

Mais c'est tour à tour qu'ils sont partis.

Un jour, l'un des jeunes a tout simplement disparu. Le garçon, 20 ans à l'époque, était accusé de possession d'arme prohibée. À l'approche de son procès, en octobre 2012, son avocate a expliqué à la Cour qu'elle n'arrivait plus à le joindre, selon des documents judiciaires. Son cellulaire avait été déconnecté. Il ne répondait pas à ses courriels. À l'ancienne résidence du jeune homme, les nouveaux occupants ont confié à La Presse que des agences de recouvrement et des sociétés émettrices de cartes de crédit tentaient de le retrouver depuis cette époque. Notre enquête démontre qu'il a passé plusieurs mois auprès de groupes djihadistes en Syrie, où il a pris part à des actes violents, avant d'aller en Turquie. Il y serait toujours.

Un autre homme, qui avait 18 ans au moment de quitter le pays, a raconté à sa famille qu'il partait faire du travail humanitaire en Turquie. Il s'était récemment converti à l'islam, dont il pratiquait une version extrêmement rigoriste, refusant même de serrer la main des femmes. Il tenait un discours de plus en plus extrémiste. Dans ses bagages, il y avait des jumelles de vision nocturne.

Il est revenu plusieurs mois après, complètement désillusionné, nous a raconté l'imam qui l'a pris en charge à son retour. Qu'a-t-il fait pendant son séjour ?

Lui a affirmé aux enquêteurs qu'il était allé à Antioche, en Turquie, point de passage connu des djihadistes vers la Syrie, mais il jure qu'il n'a jamais traversé la frontière.

IMPLIQUÉS DANS UNE PRISE D'OTAGES ?

Ce n'est pas l'avis de la police. Selon des documents judiciaires obtenus par La Presse, l'équipe intégrée de la sécurité nationale de la GRC croit que lui et au moins cinq autres membres du groupe sont mêlés à la prise d'otages de deux journalistes américains, en Syrie en 2013, orchestrée par un groupe lié à Al-Qaïda (voir autre texte).

Matthew Schrier et Theo Padnos ont été détenus contre leur gré et torturés en Syrie à partir de décembre 2012, l'un durant sept mois, l'autre durant deux ans. Après sa libération, Padnos, originaire du Vermont, a affirmé à des médias américains qu'il avait reconnu l'accent québécois en écoutant parler les preneurs d'otages.

Durant la longue incarcération des Américains, les geôliers ont forcé Matt Schrier à fournir tous ses numéros de comptes bancaires. Après avoir réussi à s'enfuir, en juillet 2013, il a constaté que des dizaines d'appareils électroniques avaient été commandés avec ses cartes. Des articles ont été livrés à une adresse de Westmount où vivait à l'époque l'un des jeunes soupçonnés d'être djihadistes, montre un document que nous avons obtenu. L'homme n'a pas voulu parler à La Presse.

L'adresse de livraison d'une autre commande était à Laval, où vivent les parents de deux frères, eux aussi soupçonnés d'avoir gagné la Syrie vers 2012. La commande a toutefois été annulée. Les parents des suspects ont refusé de nous accorder une entrevue.

En 2015, des enquêteurs de la GRC ont mené des perquisitions au domicile de six Québécois de la première vague en lien avec la prise d'otages. Quatre seraient de retour au Québec et deux vivent toujours au Proche-Orient, selon nos informations.

Les faits qui leur sont reprochés dans les mandats de perquisition sont d'avoir participé à un enlèvement, de s'être livrés à de l'extorsion et de la fraude au profit d'un groupe terroriste. La validité de ces allégations n'a pas été mise à l'épreuve devant un tribunal. L'enquête est en cours, et elle est complexe.

Certains croient notamment que les suspects ont eu de la chance de tomber dans la ligne de mire des policiers avant que la loi antiterroriste ne soit modifiée, en 2015, afin de criminaliser l'intention de grossir les rangs de groupes terroristes. « Dans le fond, ils ont fait l'objet d'enquêtes trop tôt », explique une source policière.

DES VISAGES CONNUS

Deux autres individus soupçonnés d'être membres de la première vague ont tout de même été accusés au criminel, depuis leur retour au pays, mais les accusations concernent des infractions récentes.

Il est important de préciser qu'ils ne sont pas des suspects dans le dossier de la prise d'otages.

Samy Nefkha Bahri a été accusé en 2015 d'intimidation contre une procureure de la Couronne qui s'était vu confier un dossier de terrorisme. Il a voyagé en 2012 et en 2013 en Turquie, a-t-on confié à La Presse. Depuis son retour au pays, en 2013, il a assisté à plusieurs procès en matière de terrorisme.

Lors d'une entrevue avec La Presse, cette semaine, il n'a pas voulu dire s'il avait visité la Syrie, mais selon nos sources, la police en est convaincue. Même s'il est soupçonné d'avoir pris part à des infractions terroristes lors de son voyage, il a eu en sa possession des armes à feu jusqu'à l'an dernier, comme le révélait La Presse hier. Il a aussi affirmé qu'il n'avait jamais appuyé le terrorisme, qu'il aime le Canada et qu'il est non violent.

L'autre est Ismaël Habib.

L'homme est revenu de Syrie en 2013, selon nos sources. Il a ensuite repris le cours normal de sa vie au Québec avant d'être arrêté l'an dernier dans un dossier de violence conjugale. Il aurait notamment menacé de faire exploser la voiture de sa victime.

Tout de suite après, il a été accusé d'avoir tenté de quitter le Canada pour participer aux activités d'un groupe terroriste et d'avoir fait une fausse déclaration en vue d'obtenir un passeport.

Une ordonnance de non-publication nous empêche de dévoiler les faits qui lui sont reprochés. Habib est derrière les barreaux.

photo Charles Krupa, archives associated press

Le journaliste américain Theo Padnos, qui a été l'otage d'un groupe lié à Al-Qaïda pendant deux ans, peu de temps après sa libération, en 2014