Le 30 septembre 2006, lorsque le viaduc de la Concorde s'est effondré sur l'autoroute 19, à Laval, tuant cinq personnes et en blessant six autres, tout le Québec a été ébranlé. Dans les semaines et les mois qui ont suivi, les regards se sont tournés vers le propriétaire du pont d'étagement et responsable de son entretien, le ministère des Transports du Québec, qui a été durement et publiquement blâmé d'être en partie responsable de cette tragédie.

Dix ans plus tard, le souvenir de la tragédie est encore bien présent à l'esprit de ceux qui sont chargés d'assurer la sécurité des ouvrages d'art du réseau routier québécois, selon Daniel Bouchard, directeur de la Direction des structures du MTQ de janvier 2009 jusqu'au 1er septembre dernier.

Pendant plus de sept ans, il a été au coeur des transformations recommandées par la Commission d'enquête sur le viaduc de la Concorde présidée par Pierre-Marc Johnson. Les manuels et les méthodes d'inspection ont été améliorés, les rôles et responsabilités des différentes directions du Ministère ont été clarifiés, les dommages aux structures sont maintenant documentés avec beaucoup plus de précision et des centaines de ponts sont remplacés ou remis à neuf chaque année.

De 2007 à 2015, les budgets annuels consacrés à la réfection et au remplacement des ponts, au Québec, ont plus que triplé par rapport au rythme de dépenses d'avant la tragédie de 2006, et la proportion du parc des structures routières en bon état a bondi de plus de 20 points, sur le réseau routier supérieur, passant de 52 à 74 %.

Est-ce suffisant pour garantir qu'un tel accident ne se reproduira jamais ?

« Tout le monde est conscient des événements qui se sont produits, ajoute-t-il, et à cause de cela, il n'y a personne qui va hésiter à fermer un pont si on a le moindre doute sur sa sécurité. Nous sommes devenus plus vigilants. Pas juste nous, au MTQ. Tout le monde au Québec. »

COUP DE FOUET

Le président de l'Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (APIGQ), Michel Gagnon, croit pour sa part que la commission Johnson a fait oeuvre utile dans son rapport de 2007 en recommandant des investissements annuels massifs dans la conservation des structures routières du Québec.

« Ça a donné le fouet pour que le gouvernement investisse enfin dans la réfection des structures, mais l'exercice aurait pu être plus décisif si on avait vraiment priorisé les ponts, au détriment des nouvelles autoroutes, critique-t-il. Dans les années qui ont suivi l'effondrement, les budgets de développement routier étaient presque deux fois plus élevés que ceux pour les structures. »

Entre 2007 et 2015, selon les rapports annuels de gestion du MTQ, le réseau routier du Québec s'est allongé de plus de 1400 kilomètres (5 % de plus), dont 355 kilomètres de nouvelles autoroutes. Ces données font dire au président du syndicat des ingénieurs « qu'on pourrait être plus proche des cibles proposées par la commission Johnson pour la remise en état du réseau, si on avait investi davantage aux bons endroits ».

M. Gagnon, qui occupait les mêmes fonctions à l'APIGQ à l'époque de l'effondrement, croit encore aujourd'hui que la commission Johnson aurait dû examiner d'un peu plus près la relation entre la dégradation du parc de structures routières de la province et les budgets consacrés à son entretien, avant la chute du viaduc de la Concorde.

« La Commission n'a pas non plus abordé la question des effectifs du Ministère, dit-il. Il a fallu attendre le rapport Duchesneau, puis la commission Charbonneau, en 2015, pour qu'on souligne l'importance de préserver l'expertise interne afin de prévenir la corruption ou les abus des consultants. »

CONTRÔLE DE LA QUALITÉ

L'ingénieur Bruno Massicotte, professeur au département des génies civil, géologique et des mines à Polytechnique Montréal et spécialiste renommé en béton et en structures, croit de son côté que les causes ayant mené à l'effondrement du viaduc de la Concorde, en 2006, venaient d'un enchaînement de circonstances tellement singulier, et d'un viaduc à la conception si particulière, que le MTQ a peut-être été jugé un peu sévèrement.

« Après l'effondrement du pont, nous avons reconstitué celui-ci en laboratoire, à Polytechnique et à McGill, et dans tous les cas, on a constaté la même chose : dans la seconde avant [que le pont d'étagement] ne s'effondre, il n'y avait pas de fissures sur les côtés de la structure, ou elles étaient très fines. Rien pour donner l'alerte. »

En tant qu'organisation, dit-il, le MTQ a été « traumatisé » par la tragédie de 2006 et a mis sur pied un grand nombre de procédures et de mécanismes pour empêcher qu'un autre pont déglingué ne passe à travers le filet de protection qu'il a tissé, au fil des années. Comme M. Gagnon, il estime toutefois qu'il doit trouver un moyen de conserver son expertise, faute d'incitatifs salariaux ou professionnels suffisants pour retenir les ingénieurs d'expérience.

« À la base, dit M. Massicotte, la cause principale de l'effondrement de Concorde, c'est un problème de contrôle de la qualité. Aujourd'hui, dans un contexte où les entreprises ont des marges de profit réduites, où on ne veut pas faire d'extras, où il faut garder les prix les plus bas possible, il faut une surveillance maximum. »

« Depuis la commission Charbonneau, on surveille beaucoup les aspects budgétaires des projets, conclut-il. J'espère qu'on accorde la même attention à la qualité des travaux. »

Une majorité des recommandations a été suivie

Un an après l'effondrement du viaduc de la Concorde, la commission d'enquête présidée par M. Pierre-Marc Johnson, a émis 17 recommandations pour amélioration la gestion des ponts et prévenir d'autres tragédies semblables, pour l'avenir. La Presse fait un bilan du suivi de ces recommandations avec M. Daniel Bouchard, directeur de la Direction des structures du MTQ de janvier 2009 jusqu'au 1er septembre dernier.

1. Réviser le Code canadien de construction des ponts (CSA-S6-2006)

Non réalisée.

La modification proposée par la commission au Code canadien de construction des ponts obligeant l'installation d'armatures pour contrer le cisaillement dans les dalles pleines en béton, n'a pas été entérinée lors de la plus récente révision du Code, en 2014. Le Code fait toutefois mention du fait que le Québec l'a intégrée à ses manuels de conception dès 2007.

2. Exigences relatives à la qualité du béton

Réalisée.

Le MTQ utilise depuis 1992 du béton haute performance (BHP) dans les dalles de béton de ses structures, et a introduit dès le début des années 2000 l'utilisation de ciments ternaires, plus performants et durables, dans les autres composantes des ouvrages d'art.

3. Acquisition des connaissances

Réalisée.

Les responsables des «veilles technologiques» portant sur des matériaux, leur utilisation ou des techniques de construction, par exemple, présentent un bilan des connaissances à des comités techniques de la Direction des structures, une fois par année. Ces comités décident des suites à donner, comme la réalisation d'essais ou de projets-pilotes, par exemple.

4. Mise à jour des manuels du MTQ

Réalisée.

Un nouveau manuel portant sur la capacité portante des ponts a été publié. Il recommande des investigations plus poussées, y compris des carottages dans les dalles de béton, dans des cas spécifiques ou en cas d'incertitudes de l'inspecteur - ce qui n'a pas été fait au viaduc de la Concorde avant son effondrement.

5. Politique d'octroi de mandats de génie-conseil basée sur la compétence

Partiellement réalisée

Sans élaborer une nouvelle politique d'octroi des mandats de génie-conseil, recommandée par la commission Johnson, a renforcé les exigences en termes d'expérience et d'expertise. Depuis 2013, une «cote de rendement»  basée sur les évaluations du travail réalisé dans des mandats précédents, fait partie des facteurs considérés dans l'attribution des mandats.

6. Politique de validation du concept

Réalisée

La Direction des structures du MTQ doit valider tous les nouveaux concepts de pont soumis par des firmes de génie-conseil lorsqu'il s'agit de «structures complexes», dont la nature est précisée dans les manuels. Une attestation de conformité aux critères des devis est signée et fournie avec les plans et devis, qui doivent aussi être vérifiées par un vérificateur autre que le concepteur.

7. Préqualification et sélection des entrepreneurs

Réalisée

Les entrepreneurs qui réalisent la construction de certaines structures complexes (c.-à-d. tous les ponts qui sortent un peu de l'ordinaire), des remplacements de ponts ou remplacements de tablier, doivent détenir une qualification du MTQ. Des appels de qualification sont menés chaque année, les entrepreneurs sont qualifiés pour une durée de trois ans, et doivent avoir au moins un ingénieur à leurs services ,et avoir réalisé eux-mêmes un minimum d'ouvrages.

8. Information relative aux mouvements de personnel clé

Réalisée

Un processus de vérification a été formalisé pour assurer que les personnes identifiées dans un contrat comme responsables de sa réalisation, demeurent aux commandes jusqu'à la fin du contrat. En cas de remplacement d'un ingénieur sénior, par exemple, la personne qui le remplace doit avoir au moins une expérience équivalente et une expertise égale.

9. Contrôle de la sous-traitance

Réalisée

Les noms de tous les sous-traitants sont affichés sur le chantier, et leurs noms sont transmis au MTQ. Le surveillant de chantier doit s'assurer que les travaux des sous-traitants soient réalisés conformément aux normes et devis.

10. Processus d'inspection lors de la remise de l'ouvrage

Réalisée

Une première inspection de tout nouvel ouvrage est réalisée par un ingénieur-inspecteur à la fin des travaux de construction avant que le pont soit formellement accepté par le MTQ. À la fin des travaux, l'entrepreneur doit regrouper toute l'information sur l'ouvrage, y compris les plans «tel que construits», sous peine de retenue de 10% du contrat. 

11. Évaluation de performance

Réalisée

Voir recommandations 5 et 7

12. Culture interne et habitudes de travail

Non réalisée

La commission Johnson a reproché au MTQ sa mauvaise tenue des dossiers, le flou dans l'imputabilité, et «l'apparente difficulté pour les ingénieurs à faire prévaloir leur jugement professionnel». Un «diagnostic» a été réalisé pour évaluer ces enjeux de «culture interne». Il a contribué au projet de transformer le ministère en agence gouvernementale autonome. Deux tentatives menées par les ministres des Transports Julie Boulet, en 2007, et Sylvain Gaudreault, en 2014, pour créer une telle agence, ont échoué.

13. Constitution et maintien de dossiers complets

En voie d'être complétée.

L'enquête de la commission Johnson a révélé un véritable fouillis dans les dossiers des 5400 ponts du MTQ. Depuis 2007, le ministère a numérisé plus de 3,3 millions de documents sur les ponts existants, en plus d'établir des règles pour classifier et nommer ses documents. «Ce n'est pas encore parfait, mais ça s'en vient», affirme Daniel Bouchard.

14. Relations entre les directions territoriales et la Direction des structures

Réalisée

Dès 2007, le sous-ministre de l'époque, Denys Jean, a écrit une directive à la Direction des structures et à toutes les directions territoriales du MTQ pour clarifier les responsabilités et les rôles de chacun dans la gestion, l'inspection et l'entretien des ponts, incluant l'obligation des directions territoriales de respecter toutes les exigences des manuels d'inspection et de conception.

15. Ajout d'objectifs spécifiques aux manuels d'inspection des structures

Réalisée

Les manuels d'inspection des structures ont été modifiés et améliorés, en faisant obligation aux inspecteurs de documenter les fissures (croquis, taille, type, nombre, localisation) avec grande précision, et en portant un jugement sur les éléments inaccessibles qui ne peuvent pas être inspectés visuellement. La fréquence moyenne d'inspection, qui était de 2 à 6 ans, a été ramenée à 2 ou 3 ans.

16. Reprendre en main l'entretien des ponts municipaux

Réalisée.

Le MTQ a repris dès 2007 la responsabilité de l'inspection et de l'entretien des 4300 ponts situés en territoire municipal, au Québec.

17. Remise en état des ponts

Partiellement réalisée

La commission Johnson a recommandé la mise en place d'un «grand projet» de remise en état des ponts du Québec, doté de budgets minimaux de 5 milliards$ (500 millions$ par année) sur 10 ans, pour élever le pourcentage des ouvrages en bon état à 80% sur le réseau supérieur et dans les municipalités.

Le MTQ a investi 6,9 milliards, en neuf ans, dans la réfection ou le remplacement des ponts et structures, au Québec, entre 2007 et 2015. Le pourcentage des structures en bon état est passé de 52% à 74% sur le réseau routier supérieur, et de 38,6% à 54,3%, pour les ponts municipaux, à la fin de 2015.