Alors que les libéraux s'étaient engagés à accroître l'indépendance de Statistique Canada, le statisticien en chef a démissionné précisément pour cette raison, vendredi.

C'est la deuxième fois en six ans que le statisticien en chef du Canada démissionne pour une question de principe.

Dans un courriel transmis au Conseil national de la statistique, Wayne Smith affirme que le gouvernement précédent avait déjà mis en péril l'indépendance de Statistique Canada en l'obligeant à se joindre à Services partagés Canada pour ses services informatiques.

Le gouvernement conservateur avait créé Services partagés Canada en 2011 afin de réaliser des économies d'échelle en centralisant tous les services de technologies de l'information. Un rapport du vérificateur général l'an dernier a été très critique face à la performance de cette agence.

M. Smith soutient que Services partagés Canada, ou toute personne qui peut influer sur ses décisions, détient dorénavant en pratique un droit de veto sur plusieurs activités de l'agence nationale de la statistique en matière de collecte, de traitement, de stockage, d'analyse et de diffusion des données officielles. Services partagés Canada, soutient-il, peut en effet refuser de fournir certains services essentiels aux activités de Statistique Canada, ce qui compromet son indépendance.

«Comme vous le savez tous, je crois que cette perte d'indépendance et de contrôle n'est pas seulement appréhendée, mais bien réelle déjà aujourd'hui, alors que la livraison des programmes de Statistique Canada est de plus en plus entravée en raison de l'approvisionnement perturbateur, inefficace, lent et hors de prix des services d'infrastructure informatique de Services partagés Canada», écrit M. Smith à ses collègues du Conseil national de la statistique, qui conseille le statisticien en chef.

«J'ai fait tout mon possible pour remédier à cette situation, mais sans effet. Je ne peux pas prêter mon concours à des initiatives du gouvernement qui prétendront protéger l'indépendance de Statistique Canada quand, en réalité, cette indépendance n'a jamais été aussi compromise».

«Je ne veux pas, non plus, présider sur la déchéance progressive de ce qui est encore - mais qui dans ces circonstances ne peut plus demeurer - un bureau de classe mondiale, chef de file en matière de statistiques officielles. Donc je démissionne, afin d'attirer l'attention du public sur cette situation.»

Dans un message aux employés de Statistique Canada, M. Smith indique qu'il a tenté, sans succès, de couper les liens de l'agence avec Services partagés Canada. Le gouvernement a d'ailleurs déjà exempté ainsi la Cour suprême, la Cour fédérale et des agents du Parlement comme le Vérificateur général. «J'estime qu'il est du devoir professionnel d'un statisticien en chef de démissionner si l'indépendance du bureau national de la statistique (...) est compromise», écrit M. Smith à ses collègues.

Deuxième démission

Ce désaccord entourant les technologies de l'information s'inscrit dans les efforts plus larges de M. Smith pour empêcher les considérations politiques de nuire au travail de Statistique Canada, comme la décision du précédent gouvernement conservateur d'abolir le questionnaire détaillé obligatoire du recensement. Cette décision avait d'ailleurs mené en juillet 2010 à la démission du prédécesseur de M. Smith, Munir Sheikh.

Lors de la campagne électorale, l'an dernier, les libéraux avaient promis de laisser à Statistique Canada plus d'indépendance face aux interventions du gouvernement; ils doivent déposer cet automne un projet de loi en ce sens. Tout de suite après son élection, en octobre, le gouvernement Trudeau avait par ailleurs rétabli le questionnaire détaillé du recensement.

Dans un communiqué laconique, le premier ministre remercie M. Smith «pour son service à la population canadienne au cours des 35 dernières années», sans toutefois commenter sur le fond la démission du statisticien en chef.

Le ministre de l'Innovation, des Sciences et du Développement économique, Navdeep Bains, responsable de Statistique Canada, indique pour sa part que son gouvernement travaille «étroitement avec Statistique Canada pour renforcer l'indépendance de cette institution éminente», sans commenter non plus les craintes de M. Smith.

Le gouvernement a nommé un ancien statisticien en chef adjoint, Anil Arora, pour remplacer Wayne Smith. À l'emploi de Statistique Canada de 2000 à 2010, M. Arora a été ensuite sous-ministre adjoint aux Ressources naturelles puis à Santé Canada.

Par voie de communiqué, le ministre Bains a d'ailleurs souhaité la bienvenue à M. Arora après avoir remercié M. Smith pour son travail. Son attaché de presse, Philip Proulx, a par ailleurs argué que la protection de Statistique Canada se retrouve en tête des priorités du gouvernement.

M. Proulx a ajouté que Services partagés Canada a, jusqu'à maintenant, grandement contribué à moderniser les services informatiques. L'objectif est de «fournir des données statistiques justes et fiables aux Canadiens», a-t-il fait valoir.

Le Nouveau Parti démocratique a qualifié la démission du statisticien en chef de «troublante». Le porte-parole du parti en matière de services publics, Erin Weir, a rappelé que les libéraux avaient promis «noir sur blanc de rétablir l'indépendance de Statistique Canada».

«Le gouvernement doit immédiatement enquêter sur toutes les préoccupations soulevées au sujet de Services partagés Canada», a-t-il affirmé dans un communiqué.

Le président du Conseil national de la statistique, Ian McKinnon, s'est dit surpris par la démission de M. Smith, «une véritable honte» pour l'agence. Selon lui, il ne s'agit pas d'une lutte de pouvoir entre agences fédérales ou des humeurs d'un égo démesuré. «Les agences (de statistique) dans les pays industrialisés qui fonctionnent bien croient que le contrôle sur leurs infrastructures informatiques constitue un élément essentiel d'une organisation efficace et indépendante, et Wayne (Smith) partageait entièrement ce principe», a-t-il soutenu.