Est-ce le prélude à un changement des moeurs au sein de la police? Un tribunal du travail fédéral vient d'annuler le licenciement d'un employé civil de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui s'était vu montrer la porte parce qu'il fumait occasionnellement du cannabis.

Jusqu'à son licenciement, David Féthière travaillait comme commis au sein de l'unité d'enquête sur les fraudes par télémarketing de Montréal: son rôle en était un de soutien administratif aux policiers. Il transcrivait leurs entrevues, tenait les dossiers à jour, entrait des données dans le système informatique.

Ses évaluations de rendement «démontrent clairement que le fonctionnaire était un bon employé, bien disposé et bien apprécié de ses supérieurs et de ses collègues. Le ton des évaluations narratives est très positif», lit-on dans un résumé de son dossier rédigé par la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique.

Mais le samedi 7 juillet 2012, le fonctionnaire a fait une gaffe.

Un joint dans une fête de policiers

Le sergent-major de son équipe, Jacques Rainville, avait organisé une fête chez lui, au bord d'un lac. En plus des employés de la GRC, il avait invité ses voisins ainsi que des policiers de la Sûreté du Québec et du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

David Féthière a trop bu ce jour-là, de l'avis de tous.

Ivre, il a demandé à son patron s'il pouvait fumer un joint. Il a évidemment essuyé un refus catégorique et irrité de la part du policier. Le commis s'est ensuite essayé avec une autre policière et a essuyé un nouveau refus. Il est finalement allé fumer seul, à l'écart, mais serait revenu en traînant l'odeur distinctive du cannabis.

Les policiers présents lui confisquent alors ses clés de voiture et la petite quantité de marijuana qu'il lui reste. Plutôt que d'arrêter leur collègue, ils appliquent la politique de «no case seizure», «une sorte de tolérance qu'on appelle une destruction locale», lorsqu'il est question d'une quantité vraiment minime.

Enquête disciplinaire 

L'incident est tout de même pris au sérieux. Dès le lundi, le sergent-major de l'équipe rédige un rapport, et deux procédures sont mises en branle : une enquête disciplinaire, qui mènera à une sanction de 10 jours de suspension pour le fonctionnaire, mais aussi une enquête de sécurité, pour déterminer s'il peut conserver sa cote de fiabilité, essentielle pour avoir accès aux locaux et aux informations de la GRC.

Un rapport rédigé à l'époque précise que «le fonctionnaire s'excuse, mais tente de minimiser l'affaire, notamment en mentionnant que la marijuana est sur le point d'être légalisée. Il avait toujours cru qu'une quantité minime de marijuana était déjà légale».

David Féthière avoue alors qu'il consomme du pot de temps à autre, surtout depuis l'année précédente, au cours de laquelle il a été en arrêt de travail pour de graves douleurs au dos, qui ont nécessité deux opérations chirurgicales. Il dit que le cannabis, fourni gratuitement par certains amis, l'aide à endurer la douleur. Il ajoute avoir essentiellement arrêté de fumer depuis la fête chez son patron, mais reconnaît qu'il ne refuserait pas de prendre quelques bouffées si un joint circulait entre amis.

Il avoue aussi avoir un problème d'alcool et annonce qu'il va s'inscrire aux Alcooliques Anonymes. Son employeur et lui sont toutefois d'accord: il n'a jamais été intoxiqué par une quelconque substance sur les lieux de travail.

Le verdict tombe quand même: le commis ne peut conserver sa cote de sécurité. «La consommation de drogues par Féthière et ses commentaires à l'effet "qu'il ne voit pas le problème parce que c'est presque légalisé" démontrent un manque de respect pour les autres employés et les lois en vigueur au Canada. [...] La loyauté et l'intégrité de Féthière sont en doute», précise la décision.

Pour la GRC, les personnes qui fournissent la marijuana au fonctionnaire, même gratuitement, sont techniquement des trafiquants, ceux-là même que la police doit combattre. Même si l'employé a commencé une psychothérapie et a suivi une cure de désintoxication au centre Dollard-Cormier, rien n'y fait: la police affirme que le crime organisé pourrait utiliser ses faiblesses pour tenter d'obtenir des informations confidentielles.

Décision contestée

Sans cote de fiabilité, impossible de poursuivre son travail. David Féthière est licencié le 28 août 2014. Son syndicat, l'Alliance de la fonction publique du Canada, conteste les mesures devant la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique.

La commissaire Marie-Claire Perreault vient de lui donner raison sur presque toute la ligne.

«Je suis d'avis que la révocation de la cote de fiabilité du fonctionnaire n'a pas été faite pour un motif légitime de sécurité, contrairement à ce que prétend l'employeur», écrit-elle.

«L'infiltration de la GRC par le biais du fonctionnaire manipulé par le crime organisé me paraît tellement invraisemblable que je dois rejeter cette hypothèse déraisonnable», ajoute la commissaire.

Selon elle, tout au long du processus, la GRC a semblé plus préoccupée par son image que par une infiltration du crime organisé à travers un commis qui fume du pot. «Le lien avec un risque sérieux n'est jamais établi», tranche-t-elle.

La commissaire a donc annulé la révocation de la cote de fiabilité et le licenciement du fonctionnaire. Comme celui-ci occupe maintenant un emploi dans le secteur privé et qu'il préfère ne pas réintégrer ses anciennes fonctions, elle a aussi ordonné au corps policier de le dédommager en conséquence.

La GRC n'a pas voulu commenter l'affaire hier. Elle a déjà contesté la décision de la commissaire devant la Cour d'appel fédérale, qui se penchera sur le dossier au cours des prochains mois.

Chronologie

• 7 juillet 2012 : Le fonctionnaire fume du cannabis dans une fête de policiers.

• 20 juin 2014 : Sa cote de sécurité est révoquée, ce qui rend son travail impossible.

• 28 août 2014 : L'employé est licencié.

• 30 mars 2016 : Publication de la décision qui annule le licenciement. La GRC annonce qu'elle va contester le jugement devant la Cour d'appel fédérale.