À Flint, au nord de Detroit, les habitants ont consommé de l'eau empoisonnée au plomb durant des mois. Le scandale a mis en lumière des réalités économiques et politiques désastreuses et forcé le gouverneur républicain du Michigan à déclarer l'état d'urgence.

À La Martre, un village durement touché par la pauvreté, sur la côte gaspésienne, à l'est de Sainte-Anne-des-Monts, de nombreux habitants boivent une eau contaminée depuis 16 ans et personne ne pousse les hauts cris.

Je sais, la situation n'est pas la même. Flint compte 100 000 habitants. La Martre, 267, précisément. À Flint, les autorités locales ont ignoré les plaintes des citoyens et répété pendant des mois que l'eau n'était pas nocive pour la santé. À La Martre, des avis d'ébullition d'eau sont diffusés tous les mois depuis 16 ans. N'empêche, l'eau est contaminée et ne peut être consommée sans risque.

Prudence Miville la boit quand même sans la faire bouillir. Au diable les avis. La femme de 61 ans, qui réside à La Martre depuis plus de 40 ans, nous a ouvert la porte de sa modeste maison où elle a élevé ses jumelles, Geneviève et Stéphanie. Jusqu'à l'an dernier, elle s'occupait de son mari diabétique et aveugle, placé depuis à la Résidence du Frère André, à Mont-Louis, un village voisin.

« Le matin, je déjeune, pis je prends un verre d'eau », dit-elle, assise sur un tabouret dans sa cuisine. « J'en ai justement un dans le salon. »

Vous ne la faites pas bouillir ?

« Non. Pas besoin. Mais quand elle devient brune, j'achète de l'eau au magasin le temps que ça passe. Ça dure pas longtemps, une couple de jours, pis encore. Mais faut faire attention. Faut pas mettre de linge blanc dans la laveuse. »

Dans l'autre pièce, son ami Pierre-Paul Synett, torse nu, fume cigarette sur cigarette et fabrique un bateau miniature en bâtons de popsicle devant un cendrier qui déborde.

Vous buvez l'eau du robinet ?

« Non, répond-il. Je bois rien que de la bière ! »

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La Martre, c'est l'histoire de la pauvreté, de l'isolement et du manque de fonds publics. La colère ne gronde pas parce que les villageois ne tombent pas malades. Ne perdent pas leurs cheveux. N'ont pas d'éruptions cutanées. Pas encore.

D'autres villages du Québec sont aussi privés d'eau potable depuis longtemps. Harrington-Harbour, Rivière-Pentecôte, Warden, Saint-Casimir et Saint-Fortunat doivent faire bouillir leur eau depuis plus de 10 ans.

Cette situation est non seulement intolérable sur le plan humain, mais c'est un scandale.

Comment peut-on accepter que des Québécois soient privés d'un élément aussi essentiel que l'eau depuis un si grand nombre d'années et qu'ils courent le risque de mourir empoisonnés ?

Car, oui, le risque de mourir est bien réel. Et non, nous ne vivons pas dans le tiers monde.

La situation est la même peu importe qui dirige le Québec. L'avis d'ébullition a été publié sous le gouvernement Bouchard et a été maintenu par les gouvernements Landry, Charest, Marois et Couillard. David Heurtel, le ministre du Développement durable, n'a pas voulu réagir à notre dossier.

Il y a 16 ans, dans la petite ville de Walkerton, en Ontario, sept personnes sont mortes et 2300 des 5000 résidants ont été intoxiqués après avoir bu l'eau contaminée par la bactérie E. coli. Les citoyens avaient reçu la consigne de faire bouillir leur eau avant de la consommer. Mais ils ont manifestement été prévenus trop tard.

Un an après le drame, le Québec a adopté une nouvelle réglementation de l'eau potable. Le dernier règlement en ce domaine remontait à 1984. Des normes plus sévères, « parmi les plus sécuritaires en Amérique du Nord », ont été instaurées, notamment le contrôle obligatoire des bactéries E. coli. Mais cela ne nous met pas à l'abri d'une nouvelle crise sanitaire.

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« Les gens croient qu'ils ont développé une certaine immunité, mais ce n'est pas une bonne idée de se fier à ça », indique Marie Chagnon, responsable des dossiers de santé environnementale pour la Direction de la santé publique de la Gaspésie.

L'eau de La Martre contient jusqu'à 100 coliformes fécaux par 100 ml, selon les saisons. La norme acceptable, c'est zéro. Le printemps et l'été, la situation empire. Ces contaminations peuvent causer la gastro-entérite, des nausées, des vomissements, la diarrhée et l'hépatite A, entre autres maladies.

« Il n'y a pas moyen de savoir exactement ce qu'il y a dans l'eau, poursuit Marie Chagnon. Ça coûterait trop cher de tester toutes les bactéries. On teste l'E. coli, qui provient à 98 % des coliformes fécaux qu'on retrouve dans la nature et les excréments d'animaux. Sur la base de ces analyses, on sait s'il y a un risque pour la santé ou pas. »

À La Martre, où l'eau du puits parcourt 500 pieds à l'air libre avant de pénétrer dans le réservoir, le risque de contamination par la bactérie E. coli est plus élevé qu'ailleurs. Et la quantité de bactéries augmente lorsqu'il y a de fortes pluies. « Ça peut aussi arriver qu'on trouve des parasites dans l'eau de surface », note Mme Chagnon.

Le maire du village, Yves Sohier, veut régler le problème. Il mène la bataille de l'eau potable depuis son élection, au printemps 2015. « Je paye une taxe d'eau, puis je paye 400 $ par année d'eau en bouteille. J'ai les moyens de le faire, mais il y en a d'autres qui n'ont pas les moyens et qui boivent l'eau du robinet. »

L'automne dernier, il croyait enfin détenir la solution, mais Québec a exigé une nouvelle étude de six mois qui va coûter 100 000 $ à la municipalité.

« Des études, des études et des études. Depuis 15 ans, la municipalité a déboursé au moins 500 000 $ en études », lance-t-il, dans son bureau de la mairie aménagé dans l'ancienne école primaire du village désertée de ses élèves. La Martre ne compte plus que huit enfants.

Résultat : si la nouvelle étude de 100 000 $ démontre que le nouveau puits peut fournir de l'eau en quantité suffisante, la première pelletée de terre aura lieu en avril 2017 et la population pourra boire l'eau du robinet sans risque en 2018. Yves Sohier y croit, mais bien des gens ont perdu espoir.

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Jocelyne Cleary, 71 ans, est propriétaire du Magasin général de La Martre. « Ça fait 23 ans que je vis ici et l'eau a toujours été comme ça, jure-t-elle. Je suis honnête, j'aimerais ben ça y croire, mais j'ai l'impression que ça se fera pas. Les citoyens pourront pas payer les taxes. »

Elle ajoute : « On a payé gros des factures, pis des analyses d'eau. Toutes sortes d'affaires. Ça n'a jamais donné grand-chose. Le projet est toujours sur la table. C'est toujours du pareil au même. Moi, j'ai décidé de plus croire à ça. »

Dans son magasin, où elle travaille avec son mari Patrick Cleary sept jours sur sept, Mme Cleary vend de 20 à 25 grandes bouteilles d'eau par semaine.

Buvez-vous l'eau du robinet ? « Je la fais bouillir pour la mettre dans mon thé. »

Prudence Miville a voté pour le maire Sohier, mais n'a pas de grandes attentes. De toute façon, si le projet d'eau potable se réalise, il s'accompagnera d'une hausse substantielle de la taxe d'eau qu'elle ne pourra pas absorber. « J'ai de la misère à arriver, avoue-t-elle. J'ai 938 $ par mois. Je paye 129 $ d'électricité par mois et 1300 $ de taxes par année. Je ne suis pas assurée. C'est trop cher. »

Yves Foucreault, 67 ans, vit aussi dans des conditions précaires. « Il y a une quinzaine d'années, j'ai fait tester l'eau de mon puits, dit cet ancien gardien du phare. Elle était bonne à boire. Mais des orignaux y vont et j'ai trouvé des souris dans l'eau. »

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Le voisin du maire, Réjean Bergeron, est optométriste et pratique encore, deux jours par semaine, à 72 ans. Il boit aussi l'eau du robinet. Mais il le fait sans risque grâce à son système d'osmose inversé.

Coût du système : 400 $, plus 200 $ par année pour les filtres qu'il change fréquemment l'hiver et encore plus souvent, l'été.

Quand il est arrivé à La Martre avec sa femme, en 2005, M. Bergeron allait chercher son eau à la source de Cap-au-Renard, une bourgade de 60 habitants, fusionnée à La Martre. L'été, il s'y rendait en voiture avec ses bouteilles. Mais l'hiver, il devait y aller à pied. Avec les années, il a mis au point son système d'osmose inverse. Ça ne l'empêche pas de trouver la situation inacceptable.

« Depuis que je suis ici, c'est le premier maire qui s'occupe de nos affaires, lance-t-il. On n'a jamais eu d'aide pour nous compenser. On devrait avoir une compensation pour l'eau qui n'est pas potable. »

« Chez ceux qui n'ont pas de filtres, ajoute sa femme, Martine L'Italien, l'eau des toilettes devient noire. »

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Fernand Gagné, cinquième d'une famille de 19 enfants, boit l'eau du robinet depuis toujours et assure n'avoir jamais été malade.

Pourtant, s'il y a un habitant qui sait que cette eau ne peut être consommée sans risque, c'est bien lui, l'homme à tout faire du village, régulièrement appelé à réparer les tuyaux et les conduites du réseau de distribution d'eau.

« Le système est tout en train de se démonter, dit-il. Il y a plein de corrosion dans les tuyaux. J'en bois encore, mais j'ai ma cruche pareil. L'hiver, y a pas de problème. L'eau est bonne. Mais au printemps, quand ça fond pas mal, elle vient pas bonne. »

M. Gagné nous a reçus dans la cuisine de sa maison qu'il a construite de ses mains avec les morceaux de l'ancien quai du village, dans les années 80. Sa femme, Diane Marin, nous montre les énormes poutres carrées qui font plus de trois mètres de long, empilées les unes sur les autres, pour séparer les pièces et délimiter le carré de la maison. À l'époque, le gouvernement avait pris la décision de ne pas reconstruire le quai municipal. M. Gagné s'est servi.

C'est dans cette maison, qui n'est pas finie à l'extérieur, que sa femme et lui ont élevé leurs deux fils. Toute la famille a toujours bu l'eau du robinet. Et aujourd'hui, leurs petits-enfants la boivent aussi quand ils leur rendent visite.

« En 1975, on payait 10 $ de taxe d'eau, dit-il. Aujourd'hui, on paye 180 $, pis c'est encore la même eau. » La même eau qui peut causer la mort.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Vue de La Martre

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le village de La Martre.