Alors que Pierre Karl Péladeau était l'une de ses têtes dirigeantes, Quebecor World a créé une dizaine de sociétés et succursales dans des États reconnus pour leurs régimes fiscaux avantageux. Des pays comme la Suisse et le Luxembourg, où l'entreprise n'avait pourtant pas d'imprimerie. À quoi ces entités ont-elles servi?

Alors que Pierre Karl Péladeau était l'une de ses principales têtes dirigeantes, Quebecor World a créé une dizaine de sociétés et succursales dans des pays reconnus pour leurs régimes fiscaux avantageux, a appris La Presse.

Ces entités se trouvaient en Suisse, au Luxembourg et en Islande, trois pays dans lesquels l'imprimeur n'exploitait aucune usine, selon ses rapports annuels. Quatre de ces succursales pouvaient donner accès à un régime fiscal avantageux pour les succursales financières que la Suisse a promis d'abolir, a-t-on constaté au terme d'une enquête menée en collaboration avec le professeur de droit fiscal de l'Université Laval, André Lareau, et le magazine économique suisse Bilan

La stratégie fiscale du « Swiss Finance Branch », qui respecte les lois et qui découle de ce régime fiscal avantageux que la Suisse promet d'abolir, fait en sorte que les profits d'une succursale financière sont imposés à un taux suisse entre 2 % et 3 %, sans être imposés dans d'autres juridictions où les succursales sont reliées. 

Les six professeurs de droit consultés considèrent que ce type d'entités (les succursales suisses de sociétés étrangères) permet habituellement d'alléger la facture fiscale mondiale de l'entreprise de façon parfaitement légale.

« Lorsqu'on regarde les juridictions concernées - Suisse, Luxembourg, Islande -, il m'apparaît évident que le tout était fortement motivé par des raisons fiscales », fait savoir Luc Grenon, professeur de droit fiscal à l'Université de Sherbrooke

« La question pour un citoyen, c'est si cette multinationale n'avait pas d'opérations en Suisse, pourquoi elle avait des sociétés en Suisse ? Si vous avez une compagnie canadienne, pourquoi créer une société suisse ? Pour moi, c'est évident », dit Omni Marian, professeur de droit fiscal à l'Université de la Californie à Irvine.

Selon des experts consultés par La Presse, le Luxembourg et la Suisse sont deux pays dont la fiscalité comporte certains aspects très avantageux - et dénoncés par la communauté internationale. En 1999, un rapport d'un comité de l'Union européenne concluait que l'utilisation d'une succursale financière suisse d'une société du Luxembourg était une mesure fiscale nocive. 

« Le Luxembourg a plusieurs bons traités et plusieurs bonnes règles intérieures, dit David Duff, professeur de droit fiscal à l'Université de la Colombie-Britannique. Il y a des éléments de paradis fiscaux, comme beaucoup de pays ont des éléments de paradis fiscaux. »

M. Péladeau était l'un des plus hauts dirigeants ou administrateurs de Quebecor World au moment de la création des 10 entités en Suisse, au Luxembourg et en Islande, soit entre 1998 et 2004. Il était : 

- vice-président exécutif et chef de l'exploitation de Quebecor World de 1997 à 1999, soit lors de la création de quatre entités (deux succursales suisses liées au Luxembourg et au Canada, deux sociétés au Luxembourg) ;

- vice-président du conseil d'administration de 1999 à 2001, soit lors de la création de trois entités (succursale suisse liée à l'Islande, société au Luxembourg, société en Islande) ;

- membre du conseil d'administration de 1997 à 2008, soit lors de la création des 10 entités.

M. Péladeau a aussi été président et chef de la direction de Quebecor World de mars 2004 à mai 2006 (aucune nouvelle entité en Suisse, au Luxembourg ou en Islande n'a été créée durant cette période).

M. Péladeau, aujourd'hui chef du Parti québécois, a refusé de commenter. À son entrée en politique en 2014, Pierre Karl Péladeau affirmait ne « jamais » avoir utilisé de « schemes fiscaux » durant ses années à la direction de Québecor. Son attaché de presse a transmis nos questions à Québecor.

Québecor était l'actionnaire de contrôle de Quebecor World au moment du début de la création des premières succursales et sociétés, en 1998. Quebecor a été actionnaire de contrôle de Quebecor World jusqu'en 2009. Les dernières entités en Suisse, au Luxembourg et en Islande ont été radiées en 2010.

« Quebecor World n'existe plus et ses actifs ont été repris par d'autres entreprises en 2009. Quebecor World n'étant pas une entreprise sous le contrôle de Québecor, nous ne détenons pas les documents permettant de répondre à vos questions », a indiqué Martin Tremblay, vice-président des affaires publiques de Québecor.

« Nous tenons à spécifier que, selon notre connaissance, Quebecor World a toujours respecté les lois et conventions fiscales de son époque dans les pays où elle évoluait », a-t-il ajouté.

« Il faut se rappeler que c'était une entreprise fort complexe qui faisait affaire dans des dizaines de pays, répartis sur quatre continents, et qui employait plus de 40 000 personnes à travers le monde », dit-il également.

Les 10 succursales et sociétés

Selon ses rapports annuels, Quebecor World avait des imprimeries dans plusieurs pays en Europe, mais pas en Suisse ni au Luxembourg ou en Islande. Cet état de fait est corroboré dans la description des activités des quatre succursales suisses de Quebecor World, dont le but inscrit dans les registres est essentiellement de réaliser des opérations financières.

- Deux des succursales se rapportaient à deux sociétés créées par Quebecor World en Islande ;

- Une autre succursale se rapportait à une société créée au Luxembourg ;

- La dernière succursale se rapportait au siège social de Quebecor World à Montréal.

- Quebecor a aussi créé trois autres sociétés au Luxembourg qui ne sont pas liées à une succursale suisse, selon les registres d'entreprises des deux pays.

La stratégie des succursales financières suisses - le « Swiss Finance Branch » - est une stratégie fiscale légale. Selon plusieurs experts consultés par La Presse, cette stratégie est utilisée par plusieurs multinationales, dont IKEA, qui utilise des succursales suisses de sociétés au Luxembourg.

Les six professeurs en droit fiscal consultés au cours de notre enquête expliquent que le « Swiss Finance Branch » est une stratégie fiscale parfaitement légale, qui respecte les lois fiscales en vigueur notamment en Suisse et au Canada.

Sans commenter spécifiquement le cas de Quebecor World, le directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), Pascal Saint-Amans, explique que l'utilisation du « Swiss Finance Branch » est de façon générale une « planification fiscale agressive » mais légale.

« On était clairement dans la planification fiscale agressive, dit Pascal Saint-Amans. Mais c'était légal en Suisse et le Canada vivait avec. On était dans quelque chose qui était légal, même si ça peut paraître choquant pour un observateur. C'était pour ça qu'on a fait [la réforme fiscale mondiale] BEPS. On a dit : ça ne peut plus durer, on a mis fin à cette anomalie. Le fait qu'un contribuable ait utilisé une anomalie qui existait, ça fait partie du jeu, en quelque sorte. On peut dire : ce n'est pas très glorieux d'utiliser toutes les défaillances du système international. En même temps, si vous êtes un actionnaire... il faudrait voir cas par cas et je ne peux pas commenter un cas que je ne connais pas. »

Y a-t-il eu bénéfice fiscal?

Le « Swiss Finance Branch » est une stratégie fiscale basée sur un régime fiscal spécial en Suisse s'appliquant aux succursales financières de sociétés étrangères. Il permet d'imposer les profits de la succursale à seulement 2 % ou 3 % selon les cantons.

Le concept ? Une société étrangère crée une succursale en Suisse et met des fonds à la disposition de cette succursale, souvent pour le financement d'autres entités du groupe. À titre d'exemple, la succursale suisse peut financer les autres entités du groupe, ces entités déduisent les intérêts payés à la succursale sur les prêts (ce qui réduit l'impôt de ces entités), la succursale suisse paie des impôts sur ses profits, mais seulement à un taux entre 2 % et 3 %.

De plus, certains pays comme le Luxembourg n'imposent pas à leur tour les profits de la succursale suisse, estimant que ces profits ont déjà été imposés en Suisse (au taux de 2 % à 3 %). Sous la pression de l'Union européenne, la Suisse s'est engagée en 2014 à mettre fin à ce régime fiscal. 

Quebecor World a-t-elle bénéficié du régime fiscal du « Swiss Finance Branch » ? Cette information est sujette à la confidentialité des dossiers fiscaux en Suisse.

Toutes les succursales de sociétés étrangères inscrites en Bourse ne bénéficient pas automatiquement du statut de succursale financière suisse. Pour adhérer à ce régime fiscal spécial, une entreprise doit obtenir une décision - un « ruling » - de l'administration fiscale suisse. Pour y être admissible, une succursale doit remplir deux conditions principales : elle doit avoir un capital minimum de 100 millions de francs suisses et les opérations financières doivent composer 75 % de ses activités.

La description des activités des quatre succursales suisses de Quebecor World au registre du commerce suisse ressemble beaucoup à la description d'activités admissibles au statut de succursale financière suisse. L'inscription au registre du commerce et l'obtention du statut fiscal spécial sont deux procédures administratives distinctes, mais le fisc suisse reconnaît de façon générale que la description des activités peut représenter un « indice », selon un responsable du canton de Fribourg.

L'une des succursales suisses de Quebecor World cite expressément « le financement de prêts au sein du groupe de sociétés Quebecor World ». La confidentialité des dossiers fiscaux empêche toutefois toute certitude dans un dossier particulier.

Selon les documents publics du registre du commerce de la Suisse, la succursale suisse d'une société du Luxembourg (World Color S.A., à Luxembourg, succursale de Fribourg) avait pour but les « financement de sociétés du groupe, prise de participations dans des sociétés luxembourgeoises ou étrangères et centralisation d'opérations d'achat de la plupart des matières premières et équipements en vue de l'utilisation par des sociétés du groupe ».

Une première succursale suisse d'une société islandaise - Quebecor World a Islandi ehf, Reykjavik [Islande], succursale de Fribourg - avait pour raison d'être la « réalisation d'opérations financières, fourniture de services de consultation, gestion d'immeubles, exécution d'opérations de crédit ainsi que les activités s'y rapportant ».

Une deuxième succursale suisse d'une société islandaise - Quebecor World a Islandi sf. [Islande], succursale de Fribourg - avait pour objectif d'« exercer des activités financières et autres activités connexes, en particulier le financement de prêts au sein du groupe de sociétés Quebecor World ». Une succursale suisse liée au siège social de Quebecor World à Montréal (World Color Press Inc, à Montréal, Québec [Canada], succursale de Fribourg) avait pour but la « centralisation d'opérations d'achat de la plupart des matières premières et équipements pour ses activités canadiennes ».

En 1999 - première année complète après la création des premières succursales suisses et sociétés -, le taux d'imposition de Quebecor World a diminué de 29,6 à 28,2 %. L'entreprise donne deux raisons à cette diminution du taux d'imposition : « l'augmentation du bénéfice imposable dans les juridictions fiscales où des avantages fiscaux n'avaient pas été inscrits précédemment de même que la croissance du bénéfice imposable dans les juridictions fiscales où le taux d'imposition est plus bas ». L'entreprise ne précise pas à quelles juridictions ni à quels avantages fiscaux elle fait référence.

En Suisse depuis 1998

En 1998, alors que Pierre Karl Péladeau était vice-président exécutif et chef de l'exploitation de Quebecor World, l'entreprise annonce la mise en place « d'un centre d'approvisionnement à Fribourg », en Suisse. L'entreprise indique prendre cette décision « afin de réduire les coûts d'administration et d'assurer des matériaux à un prix concurrentiel à sa clientèle internationale. Cette initiative mise en oeuvre à la fin de 1998 regroupe les activités auparavant réalisées par quatre bureaux régionaux », écrit-on dans le rapport annuel de 1998.

En 1999, Quebecor World précise qu'il s'agit d'un « centre international d'approvisionnement et de trésorerie ». Dans son rapport annuel de 2000, l'entreprise explique qu'il s'agit d'un « entrepôt virtuel » sur le web, notamment pour mieux gérer les stocks d'encre et de papier.

En 1998, l'adresse d'une succursale suisse au siège social de Montréal apparaît dans le rapport annuel de Quebecor World. Cette succursale du siège social - créée pour le centre d'approvisionnement - est située au 15, Route des Arsenaux, à Fribourg. Il s'agit de la succursale suisse World Color Press Inc, à Montréal, Québec (Canada), succursale de Fribourg, créée en septembre 1998.

Quelques jours plus tard, une autre succursale suisse (World Color. S.A., à Luxembourg (LUX), succursale de Fribourg) liée à une société du Luxembourg est créée par Quebecor World. Les deux succursales ont la même adresse à Fribourg. Les deux autres succursales de sociétés islandaises, créées en 2000 et en 2004, auront comme adresse le 8, Frédéric-Chaillet à Fribourg.

Dans ses rapports annuels entre 1998 et 2007, Quebecor World n'a jamais mentionné ses activités en Islande et au Luxembourg. Dans chaque rapport annuel, Quebecor World mentionne les pays où l'entreprise a des imprimeries et des ateliers de services connexes. L'Islande et le Luxembourg n'y figurent pas entre 1998 et 2007. Le nom des sociétés appartenant à Quebecor World au Luxembourg et en Islande apparaît pour la première fois lors du rapport annuel de 2008.

L'imprimeur Quad/Graphics, entreprise inscrite à la Bourse de New York qui est aujourd'hui propriétaire des actifs de Quebecor World (l'entreprise montréalaise avait changé de nom pour World Color Press en 2009), n'a pas répondu à nos questions.

Le professeur André Lareau a collaboré à cette enquête dans le cadre de ses recherches universitaires à titre de professeur de droit fiscal à l'Université Laval.

CE QU'EN PENSENT LES EXPERTS

Quebecor World a-t-elle créé ces entités en Suisse, au Luxembourg et en Islande de façon à tirer des bénéfices fiscaux du régime suisse des succursales financières ? Les six professeurs de droit fiscal consultés par La Presse estiment que Quebecor World a dû obtenir, d'une façon ou d'une autre, un avantage fiscal - parfaitement légal - à la suite de la création de ces entités.

Autre consensus parmi eux : impossible toutefois de déterminer l'avantage fiscal ou les stratégies employées sans obtenir d'explications additionnelles de l'entreprise ou de ses ex-têtes dirigeantes.

« Lorsqu'on décide de mettre en place une structure fiscale impliquant des activités dans différentes juridictions, ça peut être motivé pour deux différentes raisons : des raisons fiscales ou de véritables raisons d'affaires, ou une combinaison des deux [...] Lorsqu'on regarde les juridictions concernées - Suisse, Luxembourg, Islande - il m'apparaît évident que le tout était fortement motivé pour des raisons fiscales », dit Luc Grenon, professeur de droit fiscal à l'Université de Sherbrooke.

« Nous devons avoir une forte présomption [d'avantage fiscal] [...]. Quand il y a des structures de finance internationale alors que vous n'avez pas d'activités [ex : l'imprimerie dans le cas de Quebecor World], l'une des principales raisons, c'est une structure pour réduire les impôts », dit Allison Christians, professeure de droit fiscal à l'Université McGill.

« GE, Starbucks le font »

« Habituellement, quand vous vous donnez le trouble de créer ces entreprises, c'est pour faire quelque chose », dit David Duff, professeur à l'Université de la Colombie-Britannique.

« Cette hypothèse est absolument correcte. Les multinationales utilisent la Suisse pour prendre avantage de ses régimes fiscaux peu élevés. Les multinationales canadiennes ne sont pas seules à le faire. GE, Starbucks le font », dit Jinyan Li, professeure en droit fiscal et codirectrice du programme de maîtrise de fiscalité à l'Université York, en Ontario.

« Ce serait insensé pour les entreprises canadiennes de ne pas utiliser ces régimes. N'importe quel conseiller fiscal le suggérerait », ajoute-t-elle.

« Quelque part, c'était quasiment attendu de le faire. Il y a eu des critiques [sur ce genre de stratégies fiscales] seulement récemment à cause de BEPS », dit Jinyan Li, qui précise toutefois que le taux d'imposition de Quebecor World est plus élevé que d'autres entreprises réputées par leurs pratiques fiscales agressives (mais aussi parfaitement légales) comme Google et Apple.

« C'est difficile de le dire sans avoir la structure complète [de la part de l'entreprise] [...] Ça a l'air d'un avantage fiscal. [...] Je présumerais qu'il y a un avantage fiscal. Ça ne veut pas dire que c'est la seule raison de le faire. Il y a certainement des raisons indépendantes de la fiscalité [pour établir des succursales étrangères en Suisse]. Pour gérer vos finances [par exemple] », dit Werner Haslehner, professeur de droit fiscal à l'Université du Luxembourg.

« La question pour un citoyen, c'est si cette multinationale n'avait pas d'opérations en Suisse, pourquoi elle avait des sociétés en Suisse ? Si vous avez une compagnie canadienne, pourquoi créer une société suisse ? Pour moi, c'est évident. Pourquoi une compagnie de 1 milliard [en capital à Montréal] a besoin d'une société en Suisse ? », dit Omri Marian, professeur en droit fiscal à l'Université de la Californie à Irvine et spécialiste en fiscalité internationale.

Photo tirée du site web de l'Université York

Jinyan Li

« JAMAIS » DE « SCHEMES FISCAUX », DISAIT PÉLADEAU

À son entrée en politique en 2014, Pierre Karl Péladeau affirmait ne « jamais » avoir utilisé de « schemes fiscaux » durant ses années à la direction de Québecor.

« Chez Québecor, durant les 14 années où j'ai été à la direction de Québecor Média, on n'a jamais utilisé ce qu'on appelle, de la façon dont vous le décrivez, pour des fiscalistes ça s'appelle des "schemes [schémas] fiscaux". Il n'y en a jamais eu chez Quebecor », avait indiqué M. Péladeau lors d'une entrevue à l'animateur de radio Paul Arcand au 98,5 FM en mars 2014

M. Arcand faisait notamment référence dans sa question aux stratégies fiscales d'Apple, qui déplacent des centres de profits en toute légalité à travers des juridictions fiscales.

De telles stratégies fiscales lui ont-elles déjà été proposées par des fiscalistes ? lui a ensuite demandé Paul Arcand. « Je n'ai pas à avoir des interfaces [de contacts] avec les fiscalistes, ça relevait et relève encore aujourd'hui du département des finances, a répondu M. Péladeau. Est-ce que des fiscalistes l'ont proposé ? C'est possible, je ne peux pas vous l'affirmer. Ceci étant, ultimement, la décision n'a jamais été d'utiliser ce genre de véhicules. » M. Péladeau n'a jamais fait référence à Quebecor World au cours de l'entretien.

Philippe Couillard et l'île de Jersey

La question des stratégies fiscales avait été soulevée par l'animateur Paul Arcand en lien avec le dossier du compte en banque du chef libéral Philippe Couillard à Jersey, un paradis fiscal. Durant la campagne électorale en 2014, Radio-Canada a révélé que M. Couillard a détenu un compte bancaire à Jersey de 1992 à 2000.

De 1992 à 1996, il travaillait comme médecin en Arabie saoudite, était considéré comme non-résident fiscal du Québec, ne payait pas d'impôts en Arabie saoudite en vertu des lois fiscales et déposait son salaire dans un compte d'une filiale d'une banque canadienne dans l'île de Jersey.

Il est revenu au Québec en 1996, a conservé son compte à Jersey jusqu'en 2000, a fait une déclaration volontaire au fisc canadien et a respecté les lois fiscales.

M. Péladeau estimait que la conduite de M. Couillard dans ce dossier était « problématique ». « Un paradis fiscal, ça reste quand même un paradis fiscal, c'est problématique », disait M. Péladeau à l'émission de radio de Paul Arcand au 98,5 FM le 27 mars 2014.

« Est-ce que c'est obligatoire pour lui de déposer sa paye dans un paradis fiscal ? Il n'avait pas d'impôts à payer en Arabie saoudite, il aurait très bien pu déposer son argent ailleurs que dans un paradis fiscal. C'est là où on peut s'interroger sur la profondeur de son jugement. »

M. Péladeau faisait aussi valoir qu'à titre personnel, il avait toujours payé ses impôts au Québec et en France (où il résidait quand il dirigeait la division européenne de Quebecor World dans les années 90). « J'ai payé mes impôts ici au Québec, en France quand j'étais résident français, j'ai jamais trouvé quelque stratagème que je vois pour payer ma juste part du trésor national », disait-il.

Dans le cadre de cette entrevue, M. Péladeau faisait aussi référence aux discussions ayant mené au projet de réforme fiscale mondiale BEPS.

« Il y a de nombreux États souverains qui s'interrogent, disait-il. Il y a des discussions qui existent entre plusieurs gouvernements pour faire en sorte justement qu'on puisse correctement rétribuer les États souverains. [...] Ça prend une coordination. C'est pas simple. Des paradis fiscaux, il y en a de très nombreux. S'il y en a un qui disparaît, probablement qu'un autre va apparaître. Je n'ai pas l'expertise requise, mais je sais que c'est une problématique très importante. »

PHOTO ULYSSE LEMERISE, COLLABORATION SPÉCIALE

UNE « ANOMALIE » CORRIGÉE D'ICI 2019

Sous la pression de l'Union européenne, la Suisse s'est engagée en 2014 à mettre fin au régime fiscal spécial des succursales financières de sociétés étrangères.

« Tout ceci s'inscrit dans cette tendance globale qui consiste à réaligner les règles de fiscalité internationale sur la réalité des faits plutôt que l'artifice des contrats », dit Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE, en entrevue avec La Presse.

En vertu de ses conventions fiscales avec certains pays comme le Luxembourg, seule la Suisse impose les profits de la succursale suisse, mais cet impôt suisse varie entre 2 % et 3 % selon les cantons.

Selon M. Saint-Amans, de l'OCDE - l'organisme international au centre de la réforme fiscale mondiale -, la création de succursales financières suisses était « clairement » de la « planification fiscale agressive » mais légale. « C'était légal en Suisse et le Canada vivait avec, dit-il. On était dans quelque chose qui était légal, même si ça peut paraître choquant pour un observateur. C'était pour ça qu'on a fait BEPS. On a dit : ça ne peut plus durer, on a mis fin à cette anomalie. »

La Suisse a pris la décision d'abolir ce type de régime d'ici 2019 dans la foulée du projet de réforme mondiale de la fiscalité, le projet BEPS, parrainé par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

« Clairement, l'initiative BEPS consistait à refléter une volonté politique partagée par tout le monde, le Canada, les États-Unis, l'Europe, la Chine, le Brésil, les pays du G20, de changer les règles du jeu, de dire que l'ensemble de ce monde de la planification fiscale agressive, avec des schémas utilisant des niches fiscales ou des régimes trop favorables qui déconnectaient la localisation des profits de la localisation des activités, devait prendre fin », dit Pascal Saint-Amans.

Lutte contre l'évasion fiscale

Les régimes abolis contreviennent à l'accord BEPS (acronyme de « Base Erosion and Profit Shifting », ou érosion des bases taxables et transfert des bénéfices), signé cet automne par 62 pays, dont le Canada, pour lutter contre l'évasion fiscale et l'érosion de la base fiscale des multinationales.

« Ces régimes étaient légaux parce que les États avaient laissé dériver les règles internationales qui permettaient de faire ces schémas », dit Pascal Saint-Amans.

Ce n'est toutefois pas la première fois que la communauté internationale sonne l'alarme au sujet du régime des succursales financières suisses, dont le taux d'imposition varie entre 2 et 3 %. En 1999, un rapport d'un comité de l'Union européenne - le rapport Primarolo, du nom de la députée britannique Dawn Primarolo qui présidait le comité - concluait que l'utilisation d'une succursale suisse d'une société du Luxembourg était l'une des 66 mesures fiscales nocives en vigueur à l'époque.

Le fait que les États aient laissé de tels régimes en vigueur aussi longtemps « pose problème », selon Pascal Saint-Amans. Est-ce pour autant immoral pour les entreprises d'avoir utilisé ces régimes ? « La fiscalité n'a pas de morale », rappelle-t-il.

En 2018 ou en 2019, la Suisse abolira le régime fiscal à l'origine du « Swiss Finance Branch ». « C'est l'Europe et l'OCDE qui ont poussé l'abolition des statuts fiscaux en Suisse. La Suisse a accepté. On est en train de parler d'une baisse générale des taux en Suisse pour éviter justement que trop de multinationales ne quittent la Suisse. Pour combler la lacune si jamais on n'a plus de statuts spéciaux, on baisse le taux général [d'imposition] », dit Me Stéphane Fiora, avocat et fiscaliste suisse au cabinet Python & Peter.

« C'est une question de base d'imposition, dit Jinyan Li, professeure en droit fiscal à l'Université York, en Ontario. [Ce régime n'encourage] pas un bon comportement. Avec ce régime, la Suisse réduit la base d'imposition des autres pays en aidant les multinationales à avoir des profits [sur certaines activités] en Suisse, mais ces profits ne seraient pas imposés dans d'autres pays. La Suisse n'est pas un bon voisin [en agissant ainsi]. »

« Ça dépend du degré d'agressivité »

Que pense Pascal Saint-Amans du dossier Quebecor World ? « Rien. Franchement, rien. Il faudrait voir. [...] Le fait qu'une de ses filiales puisse utiliser le régime, maintenant, vous êtes en business, vous faites du business, ça dépend du degré d'agressivité des schémas. Avoir un régime de branches suisses... je n'en ferais pas forcément une histoire. Y a-t-il d'autres schémas ? Il faudrait voir le degré d'agressivité de la planification. »