Depuis 2002, au moins 48 soldats se sont suicidés à leur retour d'Afghanistan, a appris La Presse. Un chiffre alarmant, juge un chercheur qui croit que ce n'est que la pointe de l'iceberg, puisque les Forces armées canadiennes écartent certaines données.

Entre 2001 et 2014, près de 40 000 militaires ont été déployés en Afghanistan. Officiellement, 158 soldats sont morts en devoir. Mais le bilan réel est plus élevé et pourrait encore s'alourdir.

Certains des soldats qui ont pris part à la mission - au moins 48, selon des documents obtenus par la Loi sur l'accès à l'information - se sont depuis suicidés. Cela représente le quart de tous les suicides survenus depuis 2002 parmi les membres réguliers des forces et les réservistes.

«C'est un chiffre élevé, c'est 48 de trop», affirme le psychologue clinicien Alain Brunet, professeur agrégé au département de psychiatrie de l'Université McGill et vice-président de l'International Society for Traumatic Stress Studies. Il précise que même si ces soldats ont été déployés, on ne peut cependant présumer que l'Afghanistan est directement responsable de leur suicide.

Selon une de ses recherches, publiée en septembre dernier dans le Canadian Journal of Psychiatry, les déploiements augmentent le risque de souffrir d'un stress post-traumatique, et que ce stress augmente les idéations et les tentatives de suicide.

«Chez les gens qui souffraient ou avaient souffert de stress post-traumatique, le risque de poser un geste suicidaire était multiplié par 32, c'est assez hallucinant», explique-t-il.

«Quand on regarde le déploiement, le stress post-traumatique et le risque de suicide, le lien apparaît très clairement», poursuit-il.

La publication des conclusions du Dr Brunet a aussi suscité des réactions au sein des Forces armées. «Ils ont répliqué... les gros bonnets de l'armée et des anciens combattants m'ont écrit pour essayer de minimiser mes conclusions. Ils rejettent les chiffres et l'interprétation qu'on en fait», explique-t-il.

Données incomplètes

Le psychologue estime par ailleurs que le nombre de suicides chez les militaires déployés est plus élevé que dans les données des Forces armées, un avis partagé par Philip Ralph, directeur de programme pour Wounded Warriors Canada, qui offre de l'aide psychologique aux militaires et anciens combattants.

«Les Forces ne calculent que les membres en service. Les milliers de soldats qui sont libérés à leur retour d'Afghanistan pour des raisons médicales, les anciens combattants ou certains réservistes ne sont pas comptabilisés dans leurs statistiques», explique M. Ralph.

«On se retrouve avec un panier percé où le risque suicidaire est sous-estimé», ajoute le Dr Brunet.

M. Ralph précise que la vaste majorité des militaires qui viennent chercher de l'aide auprès de Wounded Warriors ont été déployés en Afghanistan, mais aussi au Rwanda, en Somalie ou encore en Bosnie.

Par ailleurs, on compte maintenant 183 suicides dans les Forces depuis 2002, ce qui est plus élevé que le nombre de morts au combat en Afghanistan.

Depuis 2010, les Forces armées canadiennes ont instauré des «examens techniques professionnels médicaux des suicides». Le plus récent rapport, qui date de 2013, a analysé 38 cas de suicide pour les années 2011 et 2012. Le rapport constate que 50% des militaires morts par suicide avaient pris part à la mission en Afghanistan.

«Chaque perte d'un membre des Forces de l'armée canadienne est une tragédie qui affecte l'ensemble de la communauté militaire», a précisé par courriel Lauren Armstrong, attachée de presse du ministre de la Défense nationale, Jason Kenney.

Elle ajoute que le Ministère a considérablement augmenté ses investissements en santé mentale et que le Canada compte maintenant un des plus importants ratios de professionnels de la santé mentale par soldat parmi les pays de l'OTAN, avec plus de 400 spécialistes à temps plein.

«Les Forces ont longtemps été en retard et ne reconnaissaient pas le stress post-traumatique il y a 15 ans, souligne le Dr Brunet. Ils ont fait beaucoup d'effort depuis, et ils ont commencé à engager des psychologues, à ouvrir des cliniques... mais il y a encore un manque d'expertise et un manque de psychologues.»

- Avec la collaboration de William Leclerc