S'ils échappent à la justice, les usuriers sont partout: dans les bars, les immeubles à logements, les dépanneurs, les taxis, les boutiques de prêt sur gage et, de plus en plus, sur internet.

Plusieurs organismes communautaires témoignent de leurs ravages. Au centre de réadaptation en dépendance Dollard-Cormier, rue Saint-Urbain, à Montréal, les clients débarquent parfois carrément avec leur prêteur. «Nous avons un programme d'administration budgétaire dans notre volet itinérance. Les gens se présentent avec leurs shylocks pour s'assurer que le chèque soit fait à leur nom», déplore Geneviève Tremblay, éducatrice en toxicomanie.

Elle a entendu des histoires abracadabrantes après avoir sondé les usagers au sujet des usuriers.

«Un de mes clients devait 1000$ à un shylock. C'est un grand brûlé. Eh bien, le shylock a réussi à savoir quand le gars avait son rendez-vous chez l'ergothérapeute pour le retrouver et se faire rembourser», raconte Mme Tremblay.

Les usagers du centre de dépendance lui ont expliqué qu'il existe des usuriers pour l'argent, mais aussi pour les cigarettes et la drogue. «Ils te prêtent 40$ de crack mais veulent ravoir 80$.»

Cependant, plusieurs refusent de prêter aux junkies pour deux raisons, enchaîne l'intervenante: ils ne remboursent pas, et les menaces ne fonctionnent pas.

Pour trouver un prêteur, il faut être présenté par quelqu'un. Un barman, par exemple. Le prêteur exige plusieurs références, comme l'adresse de l'emprunteur. «Les clients l'ignorent, mais ils se font suivre», dit Geneviève Tremblay.

Ce mariage arrangé sera au beau fixe tant que le client paiera ses intérêts.

Dans le cas contraire, les problèmes vont commencer. L'image folklorique du collecteur qui brise des jambes est toujours d'actualité, selon les intervenants interrogés. «Quelqu'un peut débarquer chez vous pour saisir tes biens, te menacer ou te forcer à le suivre à la banque», ajoute Mme Tremblay.

Les prêteurs ne font pas eux-mêmes la sale besogne. Ils sont associés à des collecteurs, eux-mêmes affiliés aux motards et à la mafia. Ces deux organisations se partagent le territoire montréalais, croit l'intervenante. Le SPVM n'a pas démenti l'information, sans toutefois s'étendre sur le rôle joué par les organisations criminelles et le partage des territoires.

Directrice d'une ressource pour les démunis dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, Jeannelle Bouffard, elle aussi, peut voir de près les usuriers à l'oeuvre. «Je fais de la curatelle bénévole, ici. J'ai déjà vu des gens recevoir leur chèque d'aide sociale et le remettre directement à leur shylock», raconte Mme Bouffard, qui vient de prendre sa retraite après avoir été à la tête de l'organisme CAP Saint-Barnabé pendant 14 ans.

Les usuriers traînent souvent en périphérie de son organisme. Elle a même dû en expulser quelques-uns qui tentaient d'entrer au fil du temps. «Il y a toujours eu des pauvres et des gens qui font de l'argent sur le dos des pauvres», note-t-elle.

Elle observe que, dans le contexte actuel, les propriétaires de maisons de chambres sont de plus en plus nombreux à jouer les prêteurs. «Ils prennent les chèques des locataires le premier du mois et les maintiennent toujours dans cet engrenage. Ils les fournissent en drogue et les gardent sous leur contrôle.»

Jeannelle Bouffard travaille avec des gens vulnérables, pris à la gorge avec un maigre chèque d'aide sociale de 610$ par mois. Avec la hausse des loyers, les options se font rares entre le travail au noir, les banques alimentaires et le prêt usuraire. «Les gens n'utilisent pas cet argent seulement pour de la drogue. Parfois, c'est pour acheter de la nourriture, un réfrigérateur...» Comme ils n'ont pas accès au crédit et n'ont pas de compte de banque, ils sont à la merci des usuriers, même pour acheter un lit lorsque le leur est infesté de punaises ou payer le car pour aller assister aux funérailles d'un proche.

Parfois, Mme Bouffard gronde ses habitués en les voyant s'enliser sans cesse dans leurs histoires de prêts. «Ils sont écrasés, dominés et maintenus dans un état de dépendance. Une fois que le besoin est créé, ils sont étouffés.»

Et le pire, c'est que les usuriers - actifs dans l'ombre - font la pluie et le beau temps en toute impunité. Personne n'ose se plaindre, et il n'existe aucune preuve contre eux. «Mais ils sèment la terreur et font des menaces. J'ai déjà vu des gens entrer ici avec des blessures. C'est épouvantable. Et même lorsque des gens remboursent le matin, ils finissent par réemprunter en fin de journée.»

Des usuriers autour des sans-abri

Les usuriers sans scrupule n'hésitent pas à fréquenter les ressources pour sans-abri dans l'espoir de profiter des maigres avoirs des bénéficiaires. Et leurs affaires vont bien puisque, dans la rue, la plupart des sans-abri ont un chèque d'aide sociale... et des problèmes de consommation. Plusieurs se retrouvent sans le sou une journée ou deux après la réception de leur chèque. C'est là que les usuriers entrent en scène. «Ils attendaient les gars à l'intérieur du Café Mission pour se faire rembourser ou vendre de la drogue. C'est pourquoi le café est désormais fermé le premier du mois», explique Matthew Pearce, directeur général de la Mission Old Brewery. Son organisme propose des programmes d'accompagnement qui ont d'ailleurs comme objectif de briser ce cercle vicieux.