Près de cinq ans après l'affaire Shafia, les institutions québécoises sont toujours aussi mal outillées pour faire face à la problématique complexe des violences liées à l'honneur, estime le Conseil du statut de la femme (CSF) dans un avis d'envergure sur les crimes d'honneur.

Placés devant des situations potentiellement très dangereuses pour des jeunes femmes, les intervenants de la Direction de la protection de la jeunesse, des écoles et des corps de police sous-évaluent souvent le risque auxquelles ces dernières font face, déplore le rapport rédigé par l'auteure Yolande Geadah, que La Presse a obtenu.

Le CSF enjoint au gouvernement de s'attaquer de front au problème des crimes d'honneur. «Certaines personnes optimistes s'imaginent que le problème se résorbera tout seul, avec les nouvelles générations. Or, ce changement ne se fera pas tout seul», dit le Conseil, qui craint un retour en force du traditionalisme à travers les jeunes hommes issus de l'immigration.

La DPJ visée

La DPJ est particulièrement visée par le Conseil. Le CSF relate le cas récent de Fatou, âgée de 16 ans, originaire du Pakistan, étrangement semblable à celui des trois filles Shafia, tuées par leur père en 2009.

Lorsqu'ils ont découvert que leur fille avait un petit ami, les parents de Fatou l'ont obligée à porter le voile et ont contrôlé ses allées et venues. Ils l'ont également menacée de la marier de force au Pakistan.

Par la suite, la jeune fille est revenue sur son témoignage initial et le père a nié en bloc les allégations. Il a cependant confirmé le voyage au Pakistan, dont le but serait de visiter une parente malade. Par la suite, la jeune fille a indiqué aux intervenants que les menaces avaient cessé. Le dossier est fermé par les services sociaux.

«La décision de la DPJ de fermer ce dossier est très préoccupante. De nombreux indices permettent de soupçonner l'existence d'une menace réelle et imminente de mariage forcé pour Fatou, souligne le CSF. Par conséquent, la décision de fermer le dossier ignore gravement les risques sérieux de la situation.»

Ce cas démontre à quel point il est important de former les intervenants de la DPJ - ainsi que les policiers, les intervenantes dans les groupes de femmes et les écoles - à la problématique de la violence liée à l'honneur, estime le CSF. «La formation interculturelle offerte présentement pour tenir compte des sensibilités culturelles est insuffisante.»

On enjoint aussi à la DPJ de concevoir une grille d'analyse et des mesures de suivi pour assurer la protection des victimes. «Tous ces éléments font cruellement défaut en ce moment», tranchent les auteures.

Une formation made in Calgary

Cette formation donnée aux intervenants pourrait s'inspirer de celle que donne un policier de Calgary. Il y a quelques années, le sergent Simon Watts a pris l'appel d'une jeune femme de Fort McMurray. Ses parents menaçaient de l'emmener en Libye, leur pays d'origine, pour la punir pour ses comportements qu'ils jugeaient déshonorants.

Fort de son expérience au sein de la police britannique, où on a développé une expertise pointue sur la question des mariages forcés, le sergent Watts a pris son appel très au sérieux. Il s'est d'abord adressé aux services sociaux, qui lui ont indiqué avoir fermé le dossier. «Si vous la laissez monter dans cet avion, elle est morte», leur a dit le sergent Watts.

Sous son impulsion, une intervention d'urgence s'est déployée à l'aéroport, quelques minutes avant le décollage de l'avion. La jeune fille a été interceptée in extremis.

À la suite de cette intervention, le sergent Watts a mis sur pied un atelier de sensibilisation pour ses confrères policiers, «pour leur apprendre à poser les bonnes questions, et intervenir rapidement», souligne le Conseil.

Par la suite, la police de Calgary a réussi à identifier, en l'espace de quelques mois, une quarantaine de cas de violence soupçonnés d'être liés à l'honneur.

Dans plusieurs communautés

La violence liée à l'honneur n'est pas le fait d'une communauté en particulier, souligne le CSF. «Toutefois, il est difficile de nier que les crimes d'honneur semblent toucher aujourd'hui majoritairement des pays musulmans», indique le rapport.

Chez les musulmans, le port du voile fait parfois partie des mesures de répression utilisées par les pères ou les frères. «Le voile islamique, revendiqué par les unes comme symbole religieux ou identitaire, est souvent imposé par la contrainte et les pressions morales à d'autres femmes.»

Le CSF estime aussi que certains accommodements de nature religieuse ont pu renforcer la «loi de l'honneur»en vigueur dans certaines communautés. «Le fait de céder à certaines demandes d'accommodements, en réponse au refus de la mixité, à travers le réaménagement de l'espace public, même à faible échelle, contribue à créer les conditions favorables au contrôle social accru des femmes et des filles par les hommes de leur famille.»

Caractéristiques d'un crime d'honneur

> C'est une relation de genre qui contrôle le comportement des femmes, particulièrement en ce qui a trait à la sexualité.

> Les femmes jouent un rôle dans la surveillance du comportement des autres femmes.

> La collectivité prend des décisions concernant la punition ou le soutien aux actions jugées appropriées en réponse aux transgressions.

> Les femmes peuvent jouer un rôle dans ces crimes.

> Il y a possibilité de restaurer l'honneur en imposant la conformité aux normes, sinon c'est l'exécution.

Les recommandations du conseil du statut de la femme

1 Former les intervenants de tous les milieux pour reconnaître les signes de violence et évaluer adéquatement les risques.

2 Revoir les procédures actuelles au sein de la DPJ pour tenir compte des violences liées à l'honneur.

3 S'assurer que les directions d'école signalent aux autorités les absences prolongées d'élèves vulnérables aux violences liées à l'honneur.

4 Développer des outils qui permettent de répertorier les actes de violences liées à l'honneur dans tous les milieux.

5 Informer les candidats à l'immigration que les violences liées à l'honneur sont considérées comme des crimes.

6 Briser les tabous entourant les violences liées à l'honneur avec les témoignages d'anciennes victimes.

7 Revoir nos législations pour que les enfants et les adultes menacés de mariage forcé soient protégés par la loi.

Des cas bouleversants

Pour rédiger son avis, le Conseil du statut de la femme a interviewé 38 personnes, des intervenants, des experts, mais aussi un bon nombre de victimes de violences liées à l'honneur. Voici deux histoires crève-coeur récoltées par le CSF.

JEUNE FEMME DE 28 ANS, originaire de l'Asie du Sud

Arrivée au Canada encore enfant, elle voit sa vie «basculer» à 18 ans, lors d'une visite dans son pays d'origine. Elle est kidnappée et violée par un homme du village, qui menace ensuite ses parents s'ils refusent de la marier avec lui.

Le mariage a lieu.

Enceinte, elle convainc son mari de la laisser revenir au Canada pour accoucher. De retour au pays, elle obtient l'annulation de ce mariage. Trois ans plus tard, sa famille lui arrange un nouveau mariage. Elle se marie et parraine son nouvel époux. À son arrivée au Canada, son mari a changé.

«Il est devenu un peu méchant, me traitait de pute, il ne me respectait pas.»

Elle retombe enceinte. Son mari se met à la battre. Puis, son mari disparaît.

Pour cette jeune femme, il n'est pas question de se marier de nouveau. «Les gens vont dire: regardez cette fille, elle se marie trois fois. Elle fait partie des prostituées. C'est vraiment mal vu et, honnêtement, je ne le veux pas.»

JEUNE FILLE DE 15 ANS, originaire de l'Asie du Sud

Elle vit à Montréal depuis une dizaine d'années. Elle fait l'objet d'une surveillance étroite de la part de sa mère, qui minute le trajet lors de son retour de l'école. Quand elle est en retard, elle est réprimandée.

Les animatrices d'un centre communautaire lui offrent de participer à des ateliers. Ses parents refusent qu'elle participe. Ils lui refusent aussi des cours de danse au même endroit.

La psychoéducatrice de son école, qui suit son cas depuis un moment, finit par faire un signalement à la DPJ. Les parents sont convoqués à l'école. La mère est en état de choc.

Un an plus tard, la jeune fille était toujours soumise à des pressions familiales. Ses parents lui reprochent d'avoir eu recours à la DPJ. La jeune fille craint de devoir accepter un mariage arrangé par ses parents.

Quand l'intervenante lui demande comment elle voit son avenir, la jeune fille répond, résignée, qu'elle fera «évidemment un mariage arrangé».