La Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ), un organisme d'application de la loi chargé de tenir les criminels à l'écart des sports de combat, a agi comme blanchisseur d'argent pour les Hells Angels, selon le témoignage d'un expert de la Sûreté du Québec (SQ). Les représentants de la Régie ont ensuite utilisé leur pouvoir légal pour empêcher que ce dérapage soit connu du public.

Plusieurs détails de l'affaire sont encore frappés d'ordonnances de non-publication et non-divulgation, à la demande de la RACJ. Mais grâce à la Loi sur l'accès à l'information, La Presse a pu obtenir des enregistrements de témoignages d'un enquêteur expert en motards de la Sûreté du Québec, Alain Belleau. Celui-ci trace les grandes lignes du stratagème et ces enregistrements ne sont frappés d'aucune ordonnance.

Le policier a abordé le sujet lors de la comparution devant la RACJ de combattants qui risquaient de se voir refuser leur permis de combattre, parce qu'ils fréquentaient des membres du crime organisé.

Or, en décrivant l'infiltration des motards criminels dans le monde des arts martiaux mixtes, il ne s'est pas gêné pour éclabousser l'organisme gouvernemental devant lequel il témoignait.

L'enquêteur affirme qu'au cours des années 2007, 2008 et 2009, les Hells Angels et certains de leurs associés avaient pris le contrôle de l'entreprise XMMA, un promoteur de combats d'arts martiaux mixtes qui a aujourd'hui cessé ses activités.

La présence du gang de motards dans cette industrie était propice au blanchiment d'argent, indique l'expert.

«L'activité principale des Hells Angels est le trafic de stupéfiants, qui amène la présence de sommes colossales d'argent et la nécessité de faire du blanchiment d'argent», explique-t-il.

La devise la plus récoltée par les trafiquants de drogue est le billet de 20$, selon la police. «Si je vous ramène à l'opération Printemps 2001 [une frappe contre les Hells Angels], il y avait un appartement où on avait trouvé des poches de hockey complètes d'argent comptant, en particulier des billets de 20$», illustre le policier.

Donner une existence légale à l'argent

Selon l'enquêteur Belleau, au fil des sept ou huit galas organisés par XMMA, la SQ a découvert un stratagème inusité pour blanchir l'argent comptant et lui donner une existence légale par l'organisation de combats.

La réglementation qui encadre les sports de combat oblige les promoteurs à acquitter certains frais à la RACJ et à lui remettre les sommes des bourses destinées aux combattants. C'est ensuite la RACJ qui paye les pugilistes le moment venu.

«La plupart des organisations de combats vont donner un montant minimum et suite à leur gala, ils doivent un montant X à la Régie et ils émettent un chèque, a expliqué l'enquêteur. Dans le cas de XMMA, une personne venait à la Régie à l'avance et apportait des sacs pleins de billets de 20$. On pouvait parler de sommes de 40 000 à 50 000 en billets de 20$, qui étaient payés d'avance.

«Et suite à la présentation des galas, des représentants de XMMA revenaient à la Régie et disaient: «On a vendu moins de billets pour X raisons, on aurait dû vous donner 40 000 au lieu de 50 000$», et à ce moment-là, un chèque était émis par la Régie au promoteur, pour le montant de la différence», a-t-il expliqué.

L'entreprise s'était ainsi débarrassée des embarrassants billets de 20$ et avait maintenant en main un chèque visé émis par une organisation gouvernementale, ce qui donnait une source légale à son argent.

«J'ai vérifié avec nos experts en blanchiment d'argent et ils m'ont confirmé qu'effectivement, il y a du blanchiment d'argent qui se fait là», dit-il.

«Un autre détail préoccupant: les combattants sont payés à même l'argent qui est donné à la Régie par le promoteur. Là encore, il peut y avoir du blanchiment», ajoute le policier.

L'enquêteur ne chiffre pas les montants blanchis par l'entremise de la Régie, mais 40 000$ multipliés par sept galas XMMA, ça donnerait près de 300 000$ au total.

Phénomène préoccupant

«C'est préoccupant quand on constate du blanchiment d'argent qui se fait dans un sport sanctionné par un organisme gouvernemental», affirme le policier aux régisseurs pendant son témoignage.

La Presse a retrouvé Joey Benoît, l'employé de XMMA qui était chargé d'apporter les sacs d'argent à la Régie à l'époque.

Il nie que les liasses de billets aient pu venir de la vente de drogue. Pour lui, il est clair qu'il s'agissait plutôt des sommes amassées par la vente à l'avance des billets, souvent par les combattants qui en vendaient à leur famille.

Pour le reste, il confirme qu'il entassait l'argent comptant dans un sac (le plus gros qu'il ait utilisé était un petit sac de sport acheté exprès pour l'occasion), puis se rendait au neuvième étage du palais de justice de Montréal, où sont situés les bureaux de la RACJ.

«Ils étaient contents d'avoir tout l'argent pour payer les combattants, se rappelle M. Benoît. Pour eux, de l'argent, c'était de l'argent. Je ne les ai jamais vus me dire de retourner au bureau faire un chèque. J'avais apporté, mettons, 40 000$ comptant, ils me faisaient un reçu.»

À une ou deux reprises, il dit avoir attendu à la réception pendant que les fonctionnaires se rendaient à l'arrière pour additionner les billets à l'aide d'une machine à compter l'argent.

La provenance des fonds ne semblait pas trop déranger, selon lui. L'accent était mis sur la nécessité de payer le bon montant. «Ils voulaient vraiment savoir la quantité d'argent fait par le promoteur, et il fallait rapporter tous les billets non vendus», raconte-t-il.

Lors d'une des audiences devant la RACJ, la procureure de l'organisme, Me Isabelle Poitras, a bondi lorsque l'enquêteur Belleau a commencé à parler des fameux sacs d'argent. Elle a demandé une ordonnance de non-publication qui empêcherait les médias de relater la suite du témoignage. Elle a aussi demandé une ordonnance de non-divulgation concernant un rapport interne que possédait la RACJ sur cet enjeu, et qui a été utilisé dans le témoignage du policier.

Les régisseurs Michel Gougeon et André J. Chrétien ont acquiescé à sa demande, précisant même que le rapport serait placé dans un coffre-fort à la RACJ.

Pourtant, le policier avait commencé son témoignage en annonçant clairement à tout le monde que ce qu'il allait dire était du domaine public et qu'aucune enquête en cours ne nécessitait une ordonnance de non-publication.

La Presse a toutefois retrouvé l'enregistrement d'un autre témoignage de l'enquêteur Belleau dans le dossier d'un autre combattant soupçonné d'être lié aux Hells qui était passé inaperçu jusqu'ici. Celui-là était entendu devant d'autres régisseurs et aucune ordonnance de non-publication n'a été diffusée. C'est de là qu'ont été tirés les détails du stratagème.

Pratique révolue

La haute direction de la RACJ a passablement changé de visage depuis cette époque. L'ancien président Denis Racicot a été remplacé par une nouvelle dirigeante, Me Christine Ellefsen, et l'ancien responsable des sports de combat Richard Renaud (celui qui avait écrit un rapport secret sur les sacs d'argent) a été remplacé par Michel Hamelin.

La porte-parole de l'organisme, Joyce Tremblay, ignorait tout de cet épisode lorsque La Presse l'en a informée, hier. Après être allée aux sources, elle a précisé que la loi autorise les paiements en liquide avant la tenue de combats, mais que la pratique a été éliminée depuis plusieurs années, notamment pour des raisons de sécurité, afin d'éviter que les employés se promènent avec de trop grosses sommes d'argent.

«Oui, ça s'est vu, c'était permis et quand on avait à rembourser le promoteur, effectivement, on le faisait par chèque. Nous ne savions pas d'où venait l'argent, vous l'aurez compris, il n'y avait pas d'intention malveillante. C'était pour accommoder administrativement le promoteur», dit-elle.

Elle souligne aussi que toute transaction supérieure à une certaine somme devait être rapportée au Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada, un organisme fédéral qui lutte contre le recyclage des produits de la criminalité.