Un directeur de centre de thérapie pour alcooliques et toxicomanes qui connaît un épisode de consommation de drogue. Des thérapies qui durent deux ans et demi. Des recruteurs qui partent à la chasse aux bénéficiaires. Des documents de certification photocopiés. Bienvenue dans la jungle des centres de thérapie non certifiés, qui vivent grâce aux fonds... de l'aide sociale.

Entrer en thérapie au centre l'Ancrage, dit Jacques, «c'est le plus beau cadeau que je me suis fait». Son séjour de trois mois à Saint-Jean-de-Matha lui a sauvé la vie, dit l'homme de 36 ans, qui était accro aux amphétamines.

Jacques est d'autant plus heureux qu'il a trouvé un emploi à l'Ancrage. «C'est moi le cuisinier», dit-il. De longues heures: de 8h à 23h.

Le hic, c'est que Jacques n'est pas un employé du centre l'Ancrage. Il est inscrit sur la liste des bénéficiaires. Quand trouve-t-il le temps de faire les cinq heures de thérapie quotidiennes qui figurent au programme?

«J'en ai fait quelques-uns, des ateliers, au début. Mais étant donné que ça ne fait pas plusieurs années que je consomme, explique-t-il candidement, ils m'ont envoyé dans la cuisine. Ça m'intéressait.»

Trois semaines après son arrivée, Jacques a donc commencé ses longues journées en cuisine, tout en faisant «ses littératures» et ses rencontres des Alcooliques anonymes.

Stéphane Corriveau, le directeur général de l'Ancrage, confirme que Jacques donne «un gros coup de main» à la cuisine. «Dire qu'il a suivi huit ateliers par semaine, ce serait un mensonge. Mais ici, on élabore des projets de vie pour les résidants. S'impliquer dans la maison, ça en fait partie.»

Une chose est certaine, Jacques est une source de revenus pour l'Ancrage. Pour demeurer au centre, où il est logé et nourri, il verse 250$ par mois, le tiers de son chèque d'aide sociale. L'Ancrage reçoit aussi 48,50$ par jour, depuis trois mois, du ministère de l'Emploi et de la Solidarité sociale (MESS), puisque Jacques est, du moins en théorie, hébergé pour traiter son problème d'amphétamines. L'Ancrage héberge présentement 60 bénéficiaires.

L'histoire de Jacques est arrivée à l'Ancrage. Mais elle aurait pu survenir ailleurs, dans l'un des 25 centres de traitement de la dépendance non certifiés qu'on retrouve un peu partout au Québec. Dans certains cas, leur fonctionnement est plus qu'approximatif.

Sur papier, la certification est obligatoire depuis 2010 pour ces centres. Mais pour récolter les fonds du MESS, les ressources n'ont qu'à s'engager dans le processus de certification, pendant une période qui peut durer plusieurs mois (voir autre texte).

L'Ancrage, par exemple, est ouvert depuis juillet. Selon nos informations, le MESS lui aurait versé plus d'un quart de million depuis son ouverture. Or, de nombreux témoignages recueillis par La Presse montrent que l'endroit présente de sérieuses lacunes.

Le directeur qui consomme

À commencer par le directeur général, un ex-toxicomane et alcoolique, qui a, de son propre aveu, a rechuté il y a à peine quatre mois. «Je vais vous dire la vérité. Et tant pis si ça joue contre moi», nous a dit M. Corriveau.

«Avez-vous consommé des drogues dans la dernière année, alors que vous étiez directeur général?», lui avions-nous demandé à plusieurs reprises. «Oui, madame, a-t-il fini par répondre. J'ai eu une rechute de trois semaines.»

À la fin novembre, M. Corriveau a donc presque totalement quitté ses fonctions de directeur. Il est revenu à la sobriété le 14 décembre. «J'avais beaucoup de pression. À mon grand regret, j'ai pris l'alternative de la consommation. Pendant ce temps, je ne me suis pas montré au centre. J'avais honte. J'ai pensé à m'enlever la vie.»

À sa défense, M. Corriveau fait valoir que la quasi-totalité des directeurs de centres de thérapie au Québec sont d'ex-toxicomanes ou alcooliques. Ce qui, dans les faits, est exact. Plusieurs disent cependant avoir observé une période d'abstinence de plusieurs années.

Des recruteurs à l'oeuvre

Les problèmes à l'Ancrage ont commencé dès son ouverture. En juillet, Gilles était un bénéficiaire du centre Louis-Cyr, situé à un jet de pierre. Stéphane Corriveau était directeur clinique de ce centre. «Un soir, on a vidé la place pour s'en aller. On a amené tout le monde à l'Ancrage.»

Un employé du centre Louis-Cyr, qui a requis l'anonymat, confirme que Stéphane Corriveau est parti abruptement, en amenant 16 résidants avec lui. «Il a amené ces gens-là dans un endroit sans structure, il n'y avait rien. C'était le bordel, raconte-t-il. Une situation très précaire.»

Peu après son arrivée à l'Ancrage, Gilles a été promu recruteur par Stéphane Corriveau. «J'allais en ville le matin, je ramassais des gens dans la rue en leur offrant une thérapie. Les gens suivaient facilement.» Gilles était payé de 50 à 100$ par bénéficiaire ramené au centre.

«C'était un zoo»

D'autres ex-bénéficiaires de l'Ancrage en ont gros sur le coeur. «Stéphane venait une journée et il repartait pour quatre jours, dit l'un d'eux, présent dès les débuts de la ressource. Il n'y avait aucun intervenant qualifié sur le plancher. C'était un zoo!»

«La nourriture, c'était juste des dons (de Moisson Lanaudière). C'était du Kraft Dinner et de la pizza aux tomates», raconte un autre ex-bénéficiaire, qui a passé trois mois sur place.

«Le site est merveilleux. Mais pour manger ou apprendre quelque chose, c'est nul. Tout le monde voulait s'en aller, à part les gars qui venaient de la rue, eux, ils étaient contents d'avoir un toit.»

Cet homme, qui fréquente toujours une maison de thérapie, raconte aussi que la promiscuité entre certains membres du personnel et les bénéficiaires de sexe féminin, hébergées dans un pavillon à part, était parfois gênante.

«Les gardiens de nuit étaient toujours rendus là», raconte-t-il. Un ancien employé de l'Ancrage nous a confirmé que les postes de veilleurs de nuit étaient parfois confiés à des résidants en fin de thérapie, ce que les normes gouvernementales interdisent.

Des intervenants issus de l'aide sociale

Actuellement, un seul intervenant travaillant pour l'Ancrage détient un diplôme. Deux des quatre intervenants sont d'ex-bénéficiaires de l'aide sociale, actuellement aux études au certificat en toxicomanie.

Le superviseur clinique, Kevin Godbout, complète une maîtrise en intervention sociale. Nous lui avons demandé si les intervenants de l'Ancrage étaient suffisamment formés. «Le certificat donne une base théorique, mais la vraie expérience, c'est sur le terrain», répond-il.

Or, ces gens gèrent des cas passablement lourds, souligne Marie-Josée Paquette, qui a oeuvré comme directrice clinique à l'Ancrage pendant six mois. «On se retrouve avec des bipolaires, des schizophrènes, des gens qui viennent de la rue. Tous ces gens-là sont récupérés par les centres privés.»

Au fil des ans, Mme Paquette a travaillé dans plusieurs centres. La plupart étaient en processus de certification.

«C'est un milieu en survie, explique-t-elle. On est toujours pris dans un paradoxe: on a 40 résidents et on ne peut pas aller en bas de ça. La réalité financière ne le permet pas. Tout ce qui, au règlement, vaut l'expulsion va en réalité avoir une conséquence mineure. On garde les gens pour des considérations financières. Ça nuit à la thérapie et ça nuit à la crédibilité de l'endroit.»

Consommation de drogue

Qu'en est-il de la consommation de drogue à l'Ancrage, par exemple? Selon Stéphane Corriveau, si un bénéficiaire consomme, «c'est l'expulsion immédiate». Selon Kevin Godbout, «on saisit la drogue, on intervient auprès de la personne. Elle doit ensuite se rendre à l'hôpital. Par la suite, elle peut revenir, mais avec des conditions plus serrées».

Marie-Josée Paquette a un autre son de cloche. «On avait besoin des per diem de l'aide sociale. Donc, on n'expulsait pas.»

Mme Paquette tient à préciser qu'elle ne mène pas une campagne contre le centre. «Beaucoup de gens ne sont là que pour l'hébergement. Mais ils sont mieux là que dans la rue, dit-elle. La solution, ce n'est pas de fermer le centre: tout ce qu'on fait, c'est déplacer le problème.»

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STÉPHANE CORRIVEAU SE DÉFEND

Après avoir oeuvré pendant 12 ans dans six centres de thérapie, Stéphane Corriveau a réalisé son rêve en ouvrant sa propre ressource. Il nie les allégations que nous rapportons, estimant être victime d'une vendetta. «On dérange bien du monde. Il y a une compétition un peu malsaine qui s'est installée dans le milieu de la toxicomanie», dit-il.

Sur l'ouverture de l'Ancrage > M. Corriveau indique qu'à l'arrivée des premiers bénéficiaires, trois intervenants diplômés étaient sur place. Les bénéficiaires de Louis-Cyr l'ont suivi de leur plein gré, jamais il ne les a sollicités.

Sur le recours aux banques alimentaires > M. Corriveau indique qu'il a bel et bien recours aux services de Moisson Lanaudière, une fois par semaine. Mais il dit avoir, par ailleurs, un imposant budget d'achat de nourriture.

Sur la promiscuité entre les membres du personnel et les bénéficiaires > Elle est totalement interdite. «C'est notre règle cardinale, celle qu'on fait le plus respecter.»

Sur l'emploi de recruteurs > «C'est complètement faux.»

Globalement, M. Corriveau a indiqué «avoir le goût de vomir» en prenant connaissance des allégations que nous avons avancées.