Bâtiment méconnu du patrimoine moderne québécois, le centre culturel de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson pourrait être classé par le ministère de la Culture. Mais la municipalité s'y oppose...

Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson n'est pas connue pour ses chicanes de clocher. Mais depuis trois mois, il y a beaucoup de tension dans la petite municipalité des Laurentides. L'enjeu: un ancien centre commercial à haute valeur patrimoniale.

Dernier vestige de l'ancien domaine de l'Estérel, le centre culturel et communautaire de Sainte-Marguerite serait en effet menacé. Le 19 décembre, la Ville a annoncé son intention de céder le bâtiment au promoteur HBO Construction, qui veut en faire un centre récréatif et hôtelier.

Ce projet de rénovation et de démolition partielle du bâtiment fait hurler certains citoyens et la Société d'histoire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson et d'Estérel (SHSME), dont le projet de restauration en règle a été rejeté par la municipalité. Ce projet d'économie sociale inclurait des ateliers d'artistes, une salle communautaire, un centre d'archives et un espace congrès relié aux activités de l'hôtel Esterel situé de l'autre côté du lac.

Depuis trois mois, les deux parties croisent le fer dans les médias. Le ton monte. À la séance du conseil municipal du 18 février, la mairesse Linda Fortier a carrément demandé la présence de la Sûreté du Québec.

«Avant, les gens ne savaient pas trop quoi penser, résume Michèle Dubuc, archiviste de la Société d'histoire de Sainte-Marguerite. Mais depuis cette affaire de policiers, ils commencent à se poser de sérieuses questions.»

Un passé glamour

Beaucoup de bruit pour rien? Au contraire. Bien que méconnu, le centre culturel de Sainte-Marguerite n'est rien de moins qu'un «berceau» de l'architecture moderne au Québec.

Conçue en 1936 à la demande d'un baron belge milliardaire (voir autre texte), cette construction de style avant-gardiste était la pièce centrale d'un domaine de villégiature qui incluait aussi des chalets, un ski lodge, un sporting club et un hôtel. Le tout avait été créé par Antoine Courtens, un architecte belge réputé, dont certaines réalisations art déco sont classées à Bruxelles.

Inauguré officiellement par le jazzman Benny Goodman en 1938, le bâtiment a abrité un centre commercial, une salle de ballroom, une salle de cinéma de 300 places et même un manège pour les chevaux. L'endroit était alors fréquenté par le jet set américain et canadien-français. On y venait de New York et Boston, parfois même en hydravion. Réquisitionné pendant la guerre, abandonné par son propriétaire, il a été transformé en centre culturel à la fin des années 70.

Abritant aujourd'hui l'hôtel de ville, un gym, un club de l'âge d'or et les bureaux de la Société d'histoire, l'endroit ne paye plus de mine. Des années de laisser-faire ont accéléré sa décrépitude. Mais cela n'enlève rien à sa valeur, croit France Vanlaethem, professeur de design à l'UQAM et présidente de l'organisme Docomomo Québec.

«C'est un bâtiment qui était très actuel pour l'époque, explique Mme Vanlaethem. En 1936, il n'y avait pas beaucoup d'architecture moderne au Québec. Et encore moins dans le domaine de la villégiature. Il a contribué à faire entrer le Québec dans la modernité. En plus, il a une histoire fabuleuse. Ailleurs, on restaure des choses comme ça...»

En voie de classement?

En 2007, Docomomo et le Centre d'histoire de Montréal ont déposé une demande de classement auprès du ministère de la Culture et des Communications (MCC). Le dossier est resté lettre morte. Mais devant la menace imminente, le Ministère vient de mettre l'affaire sur la voie rapide. Aux bureaux du MCC, on nous a confirmé «travailler activement» sur le dossier.

Dans le Journal des Pays-d'en-Haut du 14 février, la mairesse de Sainte-Marguerite s'est publiquement opposée aux démarches du ministère, en se disant «prise en otage». Mme Fortier prétend que le classement empêcherait la municipalité d'obtenir le «projet du siècle». Estimant la restauration à 20 millions, elle ajoute que l'entretien des lieux représenterait «une charge financière totalement déraisonnable» pour les citoyens.

À la Société d'histoire, on affirme que la restauration ne coûterait pas plus de 6 millions. De plus, le projet pourrait être subventionné jusqu'à 90% s'il est classé ou si le propriétaire est un OSBL.»On n'est en guerre contre personne, lance Sophie Goyette, membre de la SHSME. Tout ce qu'on veut nous, c'est que ce bâtiment soit restauré et qu'on préserve l'intérieur. Peu importe qui va le faire.»

S'il est classé, le bâtiment deviendrait le huitième site moderne à être classé au Québec, après la maison Ernest-Cormier, l'église Saint-Marc de Saguenay et Habitat 67, pour ne nommer que ceux-là.

Ni Mme Linda Fortier ni HBO Construction n'ont retourné les appels de La Presse.

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Les tribulations d'un Belge au Québec

Le baron Louis Empain était l'héritier d'une fortune immense, léguée par son père Édouard Empain, richisissime industriel belge. Voyant la guerre venir, le jeune milliardaire a investi ses billes au Québec, fondant un empire diversifié, dont la pointe la plus visible fut le domaine de l'Estérel.

Pourquoi là, plutôt qu'ailleurs? Des intérêts commerciaux d'abord. Et puis un grand attrait pour les «terres blanches» du Canada, qui étaient aux antipodes du Congo belge. «Il détestait la moiteur de l'Afrique et c'était un amoureux de la nature, raconte France Vanlaethem. Il a été séduit par le paysage des Laurentides.»

Cette histoire d'amour sera toutefois de courte durée. À l'annonce de la guerre, toutes les possessions du baron Empain seront saisies par le gouvernement canadien et le domaine de l'Estérel, réquisitionné par l'armée.

Fâché, le baron liquide tous ses actifs au Canada une fois la guerre terminée. Vendu à des intérêts canadiens-français, le centre commercial poursuit ses activités, l'hôtel de la pointe bleue devient une maison pour personnes âges et le ski lodge est avalé par l'hôtel Estérel en 1958. Bien que sa valeur patrimoniale ait été reconnue par la MRC des Pays-d'en-Haut, l'hôtel de la pointe bleue a été démoli l'été dernier. Rien n'a été construit à la place.

Louis Empain est mort en 1976 à l'âge de 68 ans. Il n'est jamais revenu à Sainte-Marguerite.