Moisson Montréal n'arrive à répondre qu'à 65 % des demandes de ceux qui ont du mal à remplir leur assiette, mais les poubelles sont remplies de denrées encore consommables. Ce gaspillage se chiffre à près de 27 milliards de dollars par année à l'échelle canadienne. Il s'agit d'un véritable enjeu du XXIe siècle, selon un rapport des Nations unies, qui montre qu'un tiers des aliments produits dans le monde est perdu ou gaspillé. Le principal coupable: nos habitudes de consommation. Certains citoyens ont décidé de s'attaquer au problème.

En anglais, on les appelle freegans ou dumpster divers; en français, gratuivores ou glaneurs alternatifs. Leur mode de vie consiste à consommer ce qui est gratuit et à créer des réseaux qui facilitent ce choix pour dénoncer le gaspillage alimentaire. Loin d'être marginal, le mouvement fait de plus en plus d'adeptes dans le monde, Montréal y compris.

Maya, Jamie, Jeanne, Juliette, Lydie et les autres vivent en colocation à la Coop sur Généreux, créée il y a 10 ans par des étudiants de McGill. Ils ont les moyens d'acheter leur nourriture dans les supermarchés, mais ils ont choisi de se nourrir de ce qu'ils trouvent dans les poubelles des épiceries, les fins de marché et les invendus donnés par les commerçants.

Une ruelle du centre-ville, 19 h. C'est l'heure d'aller chercher à manger. Juliette nous donne rendez-vous devant les portes d'un supermarché du centre-ville. Mais c'est dans la ruelle, derrière l'épicerie, qu'elle remplira ses sacs de nourriture. Elle se sert à même la benne à ordures: pain, parmesan, fromage à la crème, beignes, céréales, fruits, légumes, etc.

«Généralement, on récolte trop de choses. Alors on partage grâce à des réseaux sur Facebook et on fait des soupers. Il y a quelques semaines, on a trouvé 10 caisses de produits dont les boîtes étaient à peine endommagées: des mouchoirs, du papier toilette, des pâtes, des céréales», précise Juliette.

Le budget mensuel que les 12 colocataires de la Coop sur Généreux consacrent à l'alimentation est d'environ 90 $, soit 525 $ de moins que le budget moyen des ménages québécois. Avec cet argent, ils n'achètent que des produits qui se font rares parmi les ordures, comme le café, la farine, le sucre ou le lait.

«Je ne suis pas allée au supermarché depuis six ans», lance Lydie. «Je refuse de payer 3 $ pour un melon qui a été cueilli pas encore mûr en Arizona et qui a mûri dans un cargo. En plus, je n'ai pas les moyens de manger ce que je voudrais, des choses fraîches et de bonne qualité, alors je fais les fins de marché, les poubelles de supermarché. On y trouve de tout: des fruits et des légumes frais, du pain de bonne qualité, des pommes de terre, des pâtes, des sauces. On récupère aussi de la viande, du fromage, des oeufs, etc.», précise-t-elle.

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Marché Jean-Talon, 21 h. Lydie et Joe sont venus récupérer des fruits et des légumes. La Coop sur Généreux bénéficie d'une entente avec des fruiteries du Plateau Mont-Royal pour récupérer leurs invendus, mais les 12 bouches à nourrir écoulent très rapidement les denrées rapportées. Après avoir récolté une bonne quantité de poivrons, de courges et de carottes ainsi qu'un grand cageot de choux, Lydie et Joe nous interpellent lorsqu'ils découvrent le contenu d'une autre benne. «Oh, mon Dieu! Venez voir ça!» Le conteneur est rempli à ras bord de tomates cerises. Après inspection, seulement quelques tomates sont bonnes à envoyer au compost dans chaque contenant en plastique. Le tri sera rapide et la récolte, inespérée pour Lydie et Joe.

Depuis presque cinq ans, Charles-Antoine Crête, chef du Toqué!, donne partout dans le monde avec Normand Laprise une conférence intitulée Cooking from Scrap («cuisiner à partir de retailles», en français). «Les retailles sont une invention récente, tout comme le gaspillage. On ne les exploite pas pour être dans le coup, mais plus par respect du produit. Je vais souvent au marché à l'heure des poubelles, parce que je trouve ça fascinant de voir ce qui s'y passe. J'y rencontre des gens ayant un moindre revenu, mais aussi des gens avec des lunettes Louis Garneau. Récupérer le fruit du gaspillage n'est pas propre à une classe sociale: c'est une question de sensibilité», explique le chef du Toqué!

«La semaine où la saison des framboises du Québec commence, celles de la Californie se vendent à 99 cents et restent invendues. Alors les commerçants prennent tout, les cartons, les plastiques et les framboises, pour les mettre directement dans les poubelles», poursuit-il.

«Les conteneurs sont fermés, très hauts, et vidés deux fois par jour. C'est totalement hypocrite: ça ne fait que cacher le gaspillage! Regarder des poubelles pleines de nourriture, je trouve ça débile mental! Une tache sur la laitue, une carotte à deux pattes et c'est à la poubelle!», ajoute M. Crête.