Serge Laplanche n'a plus d'adresse depuis près de 20 ans. Pas de maison, pas d'appartement, pas même de voiture. Il ne dort ni à l'hôtel ni chez des amis ni dans les refuges. Qu'il fasse chaud ou froid, qu'il pleuve des cordes ou que le sol soit couvert de neige, il passe toujours la nuit dehors. Le Montréalais de 65 ans ne se considère pas comme un sans-abri pour autant. Il est nomade, tout simplement. La nuit, il installe sa tente dans un lieu discret. Le jour, il parcourt le monde à califourchon sur son vélo. Il a traversé le Québec et le Canada et a visité plus de 60 pays. Portrait d'un homme différent.

Dans un bruissement de feuilles, Serge Laplanche s'enfonce dans une petite forêt dense. Quelques branches sèches cassent au passage de son lourd vélo de ville, qu'il fait péniblement rouler à sa droite. Au bout de quelques mètres, l'homme, court et athlétique, s'arrête et regarde derrière lui. Le grand stationnement asphalté par lequel il vient de passer a pratiquement disparu. «Voilà. C'est ici que je dors, dit le sexagénaire. La nuit, personne ne me dérange. Il n'y a pas de gardiens dans les environs et, surtout, pas de ratons laveurs.»

D'une main experte, il défait la housse qui protège sa tente vert olive, solidement attachée à l'arrière de sa bicyclette. Il sort les piquets et installe son bivouac sur un tapis de feuilles mortes, entre les arbres. Il y a de la place pour une seule personne - et seulement en position allongée. «Je n'ai pas besoin de plus. C'est seulement pour dormir.» Dans la tente: un sac de couchage et une tuque noire qu'il se met sur les yeux pour bloquer la lumière.

Chaque soir depuis presque 20 ans, il se glisse dans son petit abri de toile pour y passer la nuit. Il a bravé la neige, la pluie, les moustiques et les bêtes, mais il ne s'en plaint pas. En fait, il ne voudrait pas qu'il en soit autrement.

«C'est comme ça que je suis le mieux, dit-il simplement. C'est dans ma nature profonde. Je suis comme un animal sauvage. Dans un appartement, je me sens en cage.»

Vie singulière

Serge Laplanche mène une vie singulière. Depuis son arrivée au Québec, en 1993, le Français d'origine n'a occupé aucun emploi officiel. Il n'a jamais eu de logement. Pas parce qu'il n'en avait pas les moyens. Avec une formation de dessinateur industriel, profession qu'il a quittée de son plein gré, et un bagage en mécanique, il aurait pu trouver du travail, s'installer, fonder une famille. Il a choisi un autre chemin. «J'ai essayé le style de vie plus «traditionnel», mais ça ne m'allait pas. Je me sentais coincé. Malheureux.»

À 25 ans, après quelques années passées en entreprise comme dessinateur industriel, il a voulu mourir. «J'ai décidé d'aller en voyage. De changer d'air. De faire quelque chose de ma vie.» Il s'est rendu jusqu'en Inde, en auto-stop. «Dès que je suis retourné à Paris, j'ai voulu repartir.» C'est ce qu'il a fait. Depuis, il a visité 60 pays. Au début à moto, mais rapidement à vélo ou à pied. «C'est la seule manière de vraiment assimiler ce qu'on voit. Voyager en voiture, c'est un peu comme regarder toutes les pages d'un livre sans les lire.» Entre deux aventures, il travaillait quelques mois en France, où il habitait dans une caravane pour limiter les dépenses. C'est quand il s'est installé au Québec qu'il est vraiment devenu nomade.

Voyager à vélo

Il passe ses étés à se promener de ville en village sur son vélo, traînant avec lui tout ce qu'il possède: sa tente, quelques vêtements, un livre - qu'il change dès qu'il l'a terminé -, un album de photos, un vieux baladeur pour écouter la radio, des lunettes de lecture achetées dans une pharmacie, un peu de nourriture. L'équivalent de 5 kg. L'hiver, à l'image des oiseaux migrateurs, dit-il, il part vers un climat plus clément. Toujours avec son vélo et son chez-lui portatif. La maison d'un ami montréalais lui sert de boîte postale.

M. Laplanche mange quand il a faim, et ce qu'il trouve. «On fait tout un cas de la nourriture. Pour plusieurs, c'est une véritable obsession. Ils vivent pour manger au lieu de manger pour vivre», dit-il en boudinant les poils de sa barbe blanche et fournie. Lui, il n'y pense même pas. Il croque une pomme lorsqu'il croise un pommier et mange des framboises s'il voit des framboisiers. Sinon, il se contente d'aliments de base. Un carton de lait entier et une boîte de jus de fruits lui suffisent amplement pour la journée. «J'ai remarqué que, malgré tout le vélo que je fais, je n'ai pas plus faim qu'avant.» Il n'a pas avalé de médicaments depuis des années.

Au fil du temps, Serge Laplanche a réussi à se détacher de tout ce qui compose notre vie courante. Confort, stabilité, nourriture, objets, famille, etc. Une sorte de simplicité volontaire poussée à l'extrême. Il se contente de quelques vêtements, toujours propres, qu'il lave lui-même dans le fleuve ou qu'il échange dans les missions. «Les gens me demandent si j'ai froid. Bien sûr que j'ai froid, mais je ne souffre pas du froid. Aujourd'hui, on met du chauffage en bas de 18°C et de la climatisation au-dessus de 24°C. La nature n'est pas faite ainsi.»

Une dépendance

Selon lui, la consommation est une drogue à éviter. «On en veut toujours plus. Alors quand on arrête, il y a un sevrage. Je l'ai vécu au début, mais après, ç'a été une libération. Je n'ai aucun stress. Je ne décide rien à l'avance. Je ne passe pas des heures pris dans le trafic.» Sa dépendance à lui? Le vélo, répond-il en riant. «Je suis accro à la poudre d'escampette.»

Au quotidien, M. Laplanche dépense à peine l'équivalent en argent d'un paquet de cigarettes. Sa rente de retraite de citoyen français, qu'il reçoit depuis l'âge de 60 ans, lui en donne l'équivalent de deux. En mettant l'argent de côté, il a amplement d'économies pour se payer des voyages à l'étranger. Il ne s'est jamais prévalu de l'aide sociale. Plus jeune, il ramassait des cannettes sur sa route ou réparait des vélos pour faire un peu de sous. C'est comme ça que, en 2005, il a pu traverser l'Australie à pied en tirant un chariot qui contenait toutes ses possessions. Son vélo avait été volé à Montréal et il avait remplacé, le temps de quelques années, le cyclisme par la marche. C'est à la même époque qu'il a marché jusqu'aux îles de la Madeleine.

En 2010, il a pédalé jusqu'à Vancouver pour les Jeux olympiques: 54 jours pour l'aller, 54 jours pour le retour. Bien sûr, il a dormi dans sa tente. Dernièrement, il est allé en Abitibi, aussi à vélo. Il fait régulièrement le trajet vers Québec. La dernière fois, c'était pour voir le Queen Mary 2, un des plus grands paquebots de croisière du monde. «J'adore les bateaux. C'est un symbole de voyage.» Lorsqu'il est à Montréal, où il ne reste jamais plus de trois semaines consécutives parce que «la route lui manque», il passe de longues heures à regarder les voiliers amarrés dans le port. Il lit, il surfe sur l'internet à la bibliothèque ou dans les refuges pour sans-abri, il consomme énormément d'actualité - il s'intéresse à la politique, à l'économie, à la santé - et il réfléchit. Beaucoup. Quand la bougeotte le reprend, il repart à l'aventure.