Des dirigeants de SNC-Lavalin seraient soupçonnés d'avoir fait des paiements douteux de 22 millions de dollars pour obtenir le gigantesque contrat de construction du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), a appris La Presse.

Selon nos informations, ces paiements font partie de l'obscur stratagème dévoilé par SNC-Lavalin en février et qui a semé la consternation parmi les investisseurs boursiers.

Jusqu'à ce jour, on croyait que les mystérieux paiements, qui totalisent 56 millions, concernaient uniquement de lointains projets africains. Or, La Presse a appris qu'une part importante des paiements, soit 22 millions, aurait été versée pour l'obtention d'un contrat bien montréalais, celui du CUSM.

Le projet du CUSM est l'un des plus importants projets gouvernementaux en chantier en Amérique du Nord. Le chantier de 1,3 milliard de dollars est situé sur le campus Glen, près de l'autoroute 720, à Montréal. Il a été accordé en 2010 à un consortium formé de SNC-Lavalin et de la société anglaise Innisfree. Après la construction, le consortium sera responsable de la gestion du CUSM pendant 30 ans.

L'argent transite à l'étranger

Selon nos informations, les 22 millions n'ont pas été versés au Canada; ils ont plutôt transité par plusieurs pays en 2010 et en 2011. Ils ont été versés par SNC en dollars américains, en vertu d'un contrat avec une firme qui «semble fictive».

Le 18 septembre, l'escouade Marteau a fait des perquisitions dans les bureaux du CUSM et d'Infrastructure Québec, l'agence qui gère les partenariats public-privé. La police a des motifs raisonnables de croire que des malversations ont été commises dans ce projet. Les paiements obscurs de 22 millions en provenance de SNC-Lavalin font partie de l'enquête, selon nos sources.

Les rouages financiers de cette affaire deviennent plus clairs à la lecture du rapport d'enquête commandé par le conseil d'administration de SNC-Lavalin et rendu public en mars.

Le rapport précise que les paiements de 56 millions US ont tous été faits par l'entremise de SNC-Lavalin International pour favoriser l'obtention de contrats. Les instructions ont été données par l'ex-vice-président directeur Riadh Ben Aïssa, responsable de la division construction, indique le rapport.

Ben Aïssa est le gestionnaire arrêté par les autorités suisses en avril dernier. Il est soupçonné de blanchiment d'argent et est détenu de façon préventive pendant l'enquête.

Le rapport sépare les paiements de 56 millions US en deux catégories. La première concerne des tractations pour des projets en 2011 et des paiements de 33,5 millions US (projets A). La deuxième touche des démarches en 2009 et des paiements de 22,5 millions US (projet B). Tout indique que les paiements obscurs pour le CUSM entrent dans la deuxième catégorie.

Contrat accordé en 2010

À l'origine, le consortium pour le CUSM devait être choisi en décembre 2009. Les prix soumis par les deux groupes étaient toutefois bien supérieurs aux prévisions du gouvernement du Québec. Les deux concurrents ont donc dû refaire leurs devoirs. Le contrat a finalement été accordé en avril 2010.

Selon le rapport, en 2009, Riadh Ben Aïssa «a dit qu'il avait engagé un agent au motif que cela aiderait à obtenir une participation au projet B», vraisemblablement le projet du CUSM.

Les juricomptables embauchés par le conseil d'administration de SNC se sont dits incapables de connaître la nature des services rendus par l'agent, ni même son identité réelle. Ils notent également que l'entreprise qui a signé le contrat d'agence «semble fictive». C'est Riadh Ben Aïssa qui a ordonné à un haut dirigeant de SNC-Lavalin International de signer ce contrat.

À l'origine, les paiements devaient être de 30 millions US, précise le rapport, mais le total a été ramené à 22,5 millions US. «On suppose que cela découle de la renégociation des commissions après un changement dans le coût du projet», est-il écrit dans le rapport.

Les paiements ont été faits en 2010 et en 2011 par l'intermédiaire de la filiale tunisienne de SNC-Lavalin International. «Ils ont été approuvés de façon non conforme par l'ancien vice-président directeur [Ben Aïssa] et une autre personne de sa division.»

Tout a été fait pour brouiller les pistes, selon l'enquête demandée par le conseil de SNC. Les versements ont transité dans des coquilles situées «dans plusieurs territoires, dont certains ont des registres publics limités dont l'information risque d'être incomplète, périmée ou inexacte», est-il écrit dans le rapport.

Manque de collaboration

De plus, «d'anciens employés ont utilisé des adresses de courrier électronique personnelles pour mener les affaires de la Société ou ont utilisé des dispositifs protégés par un mot de passe auxquels la Société n'a pas accès».

Le comité d'enquête a également eu des difficultés à y voir clair parce que «des tiers ont refusé de fournir ou ont été réticents à fournir des renseignements sur leurs activités ou les affaires de leurs clients».

Toujours selon le rapport, le président démissionnaire de SNC, Pierre Duhaime, de même que le chef des affaires financières, Gilles Laramée, avaient été mis au courant de ces paiements de 22,5 millions US dès 2010.

«En 2010, le chef des affaires financières [Laramée] a appris à une réunion avec le chef de la direction [Duhaime] et l'ancien VP directeur construction [Ben Aïssa] qu'un agent avait été engagé pour le projet B et que ses commissions seraient imputées à d'autres projets. Le chef des affaires financières [Laramée] s'y est opposé à la réunion.»

Chez SNC-Lavalin, la porte-parole Leslie Quinton n'a pas voulu confirmer ou infirmer que les 22,5 millions concernent le CUSM.

«Nous n'avons pas été contactés spécifiquement au sujet de cette enquête. Cependant, il s'agit d'une affaire qui nous concerne et nous collaborerons pleinement dans le cadre de toute enquête menée par les autorités. D'autre part, nous ne sommes toujours pas en mesure de fournir de commentaires en ce qui concerne les enquêtes conduites par les autorités dans un souci qu'aucun élément ne puisse les influencer.»

L'Unité permanente anticorruption (UPAC), qui a mené la perquisition au CUSM, n'a pas voulu commenter.

Photo: Marco Campanozzi, La Presse