Comment un taxi peut-il rouler sur l'un de ses passagers? L'accident du boulevard Saint-Laurent et les accusations contre le chauffeur Guercy Edmond ont semé la colère dans le monde du taxi montréalais. Agressions, vols, harcèlement et menaces sont leur pain quotidien, soutiennent-ils. L'un d'entre eux a accepté de nous faire monter une nuit dans sa voiture. «Si je vous racontais tout ce que j'ai vu dans cette voiture, vous ne me croiriez pas», nous avertit Amar. Récit d'une nuit banale dans un taxi.

«Cette job me dégoûte».

Il est 4h, vendredi matin.

Après bien des détours, Amar vient de déposer deux clientes particulièrement éméchées à leur appartement du Plateau Mont-Royal.

Les jeunes femmes, en talons hauts et pantalon moulant, ont multiplié les incivilités durant le trajet.

Avant de quitter bruyamment la voiture, l'une d'elles s'est jetée sur le chauffeur, le caressant et tentant de l'embrasser sous nos yeux. «C'est du harcèlement, il faut appeler un chat un chat», dit-il.

Musulman, marié, père de trois enfants, cet homme de 38 ans semble particulièrement rebuté par la conduite de sa passagère. L'incident n'a rien d'inhabituel, mais il a appris à rester impassible.

«Si j'avais dit non, elle m'aurait dit «fuck you!», elle aurait hurlé, et qui, tu crois, m'aurait cru?»

Il recrache sa fumée de cigarette.

«Alors tu minimises les choses. Et tu manges de la merde.»

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Depuis l'incident entre Guercy Edmond et ses passagers, les chauffeurs de taxi se sentent incompris: tous peuvent raconter des courses qui tournent mal.

Depuis deux ans, la compagnie Diamond a d'ailleurs équipé ses voitures de GPS et de boutons d'alarme directement liés à la police.

«Psychologiquement, tu sais que tu as une arme», croit Amar.

D'autres sociétés de taxi mettront en place d'ici à la fin du mois de juin l'une des recommandations fortes du Bureau du taxi et équiperont les voitures d'un signal lumineux d'urgence sur le toit.

Le Bureau recense en moyenne 57 vols qualifiés par année. Mais tous les jours, les chauffeurs sont aux prises avec des clients qui partent sans payer, qui urinent sur la banquette, les détroussent.

«Le chauffeur, c'est un thérapeute et en même temps un punching bag», illustre Amar.

Jeudi soir, 22h30.

Amar «maraude»: il roule dans les rues de Montréal à la recherche d'un client.

Au bout d'une heure, une cliente le hèle au centre-ville. En route vers L'Île-des-Soeurs, les cents s'envolent sur le compteur.

La course se termine 20$ plus loin.

L'Île-des-Soeurs baigne dans la pénombre, mais Amar décide d'y rester quelques minutes.

Ici, la clientèle est «propre sur elle» et les problèmes sont minimes, explique Abdullah, un chauffeur que nous croisons. Cet Afghan a vendu des terres dans son pays natal pour s'offrir le permis de taxi (plus de 200 000$). Il travaille de 12 à 14 heures par jour.

«Pas le choix!»

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Minijupes, casquettes et verres en plastique.

Les six jeunes passagers cueillis au coin de la rue de la Montagne et du boulevard De Maisonneuve sentent l'alcool à plein nez.

Diplomate, Amar leur rappelle qu'ils ne peuvent pas boire dans la voiture.

Hoquetante, une jeune fille questionne lourdement Amar sur l'itinéraire. Dix dollars plus loin, les passagers descendent.

Deux jeunes hommes, âgés d'à peine 20 ans, leur succèdent.

Ils vont à Verdun.

«Comme vous êtes pas d'ici, j'imagine que vous savez pas comment y aller», jette l'un d'eux.

Le chauffeur encaisse poliment et les conduit à bon port, quelques embouteillages et 35$ plus tard.

C'est trop cher, dit l'un des passagers, qui vient de se réveiller.

Amar ne relève pas.

L'autre le convainc de payer. Ils repartent dans la nuit.

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«Hey, le gros, vomis pas!»

Devant le seul bar de danseuses de l'avenue Papineau, la fin de soirée est dure pour deux amis.

Dans le taxi, l'un s'agrippe à la fenêtre ouverte, l'autre gigote sur son siège, sonde le fond de ses poches à la recherche de pièces.

Sans se retourner, Amar allume le plafonnier. Son passager agité se calme et se cale dans la banquette.

«Il allait tirer ma sacoche», dit plus tard Amar.

Arrivés à destination, les deux compères sortent. L'un s'accroche à la porte et vomit dans le caniveau.

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«Tabarnak, c'est pas vrai que je vais rentrer bredouille à soir!»

Pour Josiane, avachie contre son amie sur le siège, la soirée n'a pas tenu ses promesses.

Toutes deux déversent leur ivresse et leur mauvaise humeur sur le chauffeur, le tancent, lui lancent des insultes et des regards allumeurs. Il y a de l'électricité dans l'air, et Amar est à peine surpris quand Josiane se jette lourdement à son cou.

Il est 4 h.

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Boulevard Saint-Laurent, neuf taxis se suivent en file, aussi vides les uns que les autres.

Les boîtes de nuit ont fermé depuis bientôt deux heures. Les clients sont rares.

Les jours de disette, Amar est tellement aux aguets qu'il prend parfois les poteaux pour des clients.

«Je te jure, je prie jour et nuit pour m'en sortir, soupire-t-il. Je voudrais refaire des études, faire une vie décente. Parce que là, je m'abrutis.»

Amar est chauffeur par intermittence depuis 13 ans. Le taxi l'a remis sur le droit chemin. Mais à quel prix?

Ce soir, il rentre à Saint-Léonard avec 45$ dans ses poches, une fois payées la location de sa voiture et l'essence.

«On n'a pas le choix, c'est marche ou crève, dit-il. Mais je ne vais pas lâcher ça pour le BS. Ça non.»