Pour brasser des affaires dans la Libye de Mouammar Kadhafi, les sociétés étrangères devaient jouer selon les règles du dictateur et de son clan. Implanté en Libye depuis près d'un quart de siècle, le géant du génie québécois pouvait-il vraiment ignorer les pratiques d'un régime corrompu jusqu'à la moelle?

Gary Peters ne comprend pas.

L'ex-militaire et garde du corps de Saadi Kadhafi, fils de l'ancien dictateur libyen, ne comprend pas pourquoi, subitement, tout le monde s'en prend à la firme d'ingénierie québécoise SNC-Lavalin.

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«Les gens s'offusquent du fait que l'entreprise ait dépensé 2 millions pour Saadi [lors d'un séjour à Toronto] en 2008. Ce qu'ils ne réalisent pas, c'est que ces 2 millions ont rapporté des projets qui valent des milliards en Libye. Tout le monde le fait, c'est comme ça que ça se passe. Je ne comprends pas pourquoi on dénonce cette bonne affaire.»

Riadh Ben Aïssa ne comprend pas davantage. Pendant des années, il a été le grand patron de SNC-Lavalin en Afrique du Nord. À ce titre, il a décroché de lucratifs contrats pour la firme en Libye. Mais le 9 février, SNC-Lavalin a annoncé son départ, en laissant entendre qu'il n'avait pas respecté le code de déontologie de l'entreprise dans la conduite de ses affaires.

Un bouc émissaire?

Il y a de quoi être perplexe. Jusqu'ici, SNC-Lavalin avait semblé satisfaite des services de Riadh Ben Aïssa en Libye. Elle pouvait difficilement ignorer la façon dont on brassait des affaires avec ce régime, dirigé d'une main de fer depuis 1969 par Mouammar Kadhafi.

«Quand on voulait faire des affaires en Libye, il fallait traiter avec un ou plusieurs Kadhafi», se rappelle David Viveash, premier ambassadeur du Canada à s'établir à Tripoli après la levée des sanctions internationales contre le régime honni, en 2003.

M. Viveash se souvient de M. Ben Aïssa comme d'un «homme d'affaires très compétent». Mais pour décrocher des contrats, ce Canadien d'origine tunisienne ne pouvait tout simplement pas faire autrement que de tisser des liens étroits avec le clan Kadhafi. Et de se plier à ses exigences.

«La Libye est une kleptocratie dans laquelle le régime - que ce soit la famille Kadhafi elle-même ou ses proches alliés politiques - a une participation directe dans tout ce qui vaut la peine d'être acheté, vendu ou possédé», a souligné en 2009 le département d'État américain dans un câble révélé par WikiLeaks.

Bref, c'était un régime corrompu jusqu'à la moelle, qui fonctionnait à coups de pots-de-vin, ristournes et autres généreuses «primes à la signature» des contrats signés avec les multinationales étrangères.

«Il est difficile de croire que SNC-Lavalin puisse avoir ignoré» ces pratiques, souligne Bernard Sinclair-Desgagné, directeur du service de l'enseignement des affaires internationales à HEC Montréal. «Si elle n'était pas au courant, alors c'est qu'il y a eu un manque de contrôle.»

Chasse à l'orignal

Pour le 35e anniversaire de naissance de Saadi Kadhafi, en 2008, SNC-Lavalin a fait livrer du champagne et deux douzaines de roses à sa luxueuse suite, dans un hôtel de Toronto. La firme a aussi invité le fils du dictateur à une partie de chasse à l'orignal dans le nord du Québec.

SNC-Lavalin a tout payé: l'hôtel, la sécurité privée, les dépenses. Une facture de 2 millions de dollars.

Ces cadeaux n'étonnent pas Michel Nadeau, directeur de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques. Les régimes ayant «peu évolué» exigent d'un entrepreneur qu'il soit plus qu'un simple fournisseur de produits et services, dit-il. «Souvent, on leur demande de devenir un ami.»

Au fil des ans, Riadh Ben Aïssa était devenu cet ami. Il était très proche de Saadi Kadhafi, selon Gary Peters. «Saadi est très peiné de tout ce qui arrive, surtout pour son ami, M. Ben Aïssa.»

À la fin du mois d'août, M. Peters a aidé Saadi Kadhafi à fuir au Niger, quelques jours après avoir rencontré M. Ben Aïssa dans les bureaux de SNC-Lavalin en Tunisie.

M. Peters soutient que M. Ben Aïssa n'a pas financé cette mission. Mais certains pensent que l'ancien dirigeant de SNC-Lavalin a été victime des liens qu'il a dû tisser avec Saadi Kadhafi au fil des ans. Au nom de cette amitié, M. Ben Aïssa a peut-être tout risqué - et tout perdu - en l'aidant à fuir le pays qui se soulevait contre son père.

Une longueur d'avance

Quand la Libye a commencé à s'ouvrir au monde - et aux investisseurs - il y a 10 ans, SNC-Lavalin avait une longueur d'avance sur les autres sociétés étrangères.

Mouammar Kadhafi, longtemps considéré comme un paria planétaire, entamait sa rédemption. Les multinationales, alléchées par les promesses de contrats, défilaient les unes après les autres sous la tente bédouine du dictateur.

Mais la firme québécoise était l'une des rares entreprises déjà bien implantées en Libye, grâce à la grande rivière artificielle.

Lancé à la fin des années 80, ce projet titanesque consistait à pomper l'eau de la nappe aquifère, sous le désert du Sahara, pour l'acheminer jusqu'aux villes côtières assoiffées.

Puisqu'il s'agissait d'un projet humanitaire, la grande rivière n'avait jamais été touchée par l'embargo onusien, levé en 2003.

À mesure que la concurrence internationale s'est intensifiée, SNC-Lavalin s'est engagée dans des projets plus controversés afin de conserver les faveurs du régime - comme la création d'une unité d'ingénierie civile et militaire.

Cette unité, dirigée par le mari de Sandra McCordell, actuelle ambassadrice du Canada en Libye, était responsable de la construction d'une prison de 271 millions en banlieue de Tripoli.

SNC-Lavalin a défendu ce projet tant bien que mal, affirmant que la prison serait le «premier centre de détention du pays à se conformer aux normes internationales en matière de droits de la personne».

L'argument n'a pas convaincu le ministre des Affaires étrangères, John Baird, qui vient d'annoncer l'examen des lignes de conduite canadiennes à l'égard des entreprises impliquées dans des projets «militaires ou de sécurité avec des régimes qui affichent un bilan épouvantable en matière de droits de la personne».

Les règles du jeu

En 2009, l'entreprise américaine de machinerie Caterpillar était sur le point de signer une entente en Libye quand le régime a exigé qu'elle devienne partenaire d'une société d'État contrôlée par le clan Kadhafi. Caterpillar a refusé - et a perdu le contrat.

Les règles du jeu étaient claires sous l'ancien régime. SNC-Lavalin n'avait pas le choix de les suivre pour brasser des affaires. «Par contre, elle avait le choix d'aller en Libye, dit M. Sinclair-Desgagné, de HEC Montréal. Une entreprise doit se demander si elle tient absolument à faire des affaires dans un pays où elle risque de perdre son âme.»

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Une année mouvementée

Février 2011 > Le soulèvement en Libye force SNC-Lavalin à suspendre ses travaux et à évacuer ses 4500 travailleurs du pays. La firme travaillait à la construction d'un aéroport à Benghazi, de conduites d'eau à Sarir et d'une prison controversée en banlieue de Tripoli.

Juillet 2011 > Au moment où les rebelles se rapprochent de Tripoli, SNC-Lavalin envoie Cynthia Vanier en «mission d'établissement des faits» sur le terrain. La consultante rédige un rapport critique à l'égard des frappes de l'OTAN. La firme verse 113 000$ à Mme Vanier pour ce rapport favorable au dictateur assiégé.

Août 2011 > Gary Peters, qui a établi sa propre agence de sécurité privée en Ontario, rencontre à Tunis Riadh Ben Aïssa, vice-président directeur de SNC-Lavalin. Ce dernier a tissé des liens étroits au fil des ans et des contrats avec le clan Kadhafi. M. Peters aide ensuite le fils du dictateur, Saadi Kadhafi, à fuir au Niger.

Novembre 2011 > Cynthia Vanier est arrêtée au Mexique. Les autorités l'accusent d'avoir comploté pour faire passer clandestinement Saadi Kadhafi et sa famille au Mexique. Stéphane Roy, vice-président aux finances de SNC-Lavalin, assiste à l'arrestation de ses présumés complices à Mexico.

9 Février 2012 > SNC-Lavalin annonce avoir rompu ses liens avec deux dirigeants mêlés à cette affaire: Riadh Ben Aïssa et Stéphane Roy. Elle laisse entendre qu'ils n'ont pas respecté son code de déontologie. M. Ben Aïssa se défend en menaçant de poursuivre la firme en diffamation.

28 février 2012 > SNC-Lavalin annonce l'ouverture d'une enquête interne sur des paiements inexpliqués de 35 millions de dollars et sur «certains autres contrats», sans plus d'explications. Les soupçons se tournent naturellement vers la Libye. Le titre de la firme dégringole.