Pour recevoir le monde olympique l'an prochain, Londres a complètement ressuscité un vieux quartier pauvre. Plus près de nous, Québec veut profiter de l'élan des festivités du 400e anniversaire pour s'offrir le même traitement olympique en 2026. Ces deux capitales ont un modèle commun : Barcelone, qui a littéralement chambardé la philosophie des villes hôtesses en profitant de ses Jeux pour se réinventer. Totalement à l'opposé de Montréal, considéré depuis 1976 comme l'exemple à ne pas suivre. Deux décennies plus tard, La Presse est allée découvrir sur place comment la deuxième ville d'Espagne est devenue un symbole éclatant de réussite olympique.

Voici ce qu'aurait pu être Montréal, un an après les Jeux olympiques de 1976.

Les athlètes ont quitté la métropole, mais l'effervescence continue. Du Vieux-Port à Pointe-aux-Trembles, une plage de sable fin accueille des milliers de baigneurs les beaux jours d'été. Sur le mont Royal, le parc olympique, ses stades et ses piscines, sont les hôtes de compétitions internationales relevées, de shows rock et d'assemblées populaires. Le Village olympique est aussi couru et cool que le Plateau Mont-Royal 30 ans plus tard. Les chantiers pullulent.

Mieux, l'image de marque internationale de Montréal est flamboyante, et attire des centaines de milliers d'immigrants artistes, scientifiques et investisseurs.

Ces fantasmes, c'est précisément ce que Barcelone a réalisé avec ses Jeux en 1992, considérés comme la plus grande réussite de l'ère olympique. Exactement à l'opposé de Montréal, classé comme un cuisant échec. La Presse est allée voir de près, près de deux décennies plus tard, comment la métropole espagnole s'y est prise.

Le constat a de quoi faire baver d'envie tout Montréalais. Cette ville d'une taille comparable à la métropole québécoise respire la joie de vivre et la prospérité, avec ses 3958 terrasses de restaurant, ses promenades bondées, ses musées et son réseau de métro tentaculaire de 148 stations - deux fois et demie plus qu'à Montréal.

Même la crise financière qui frappe l'Espagne semble à peine égratigner Barcelone, soutenue par une industrie touristique florissante, avec près de quatre millions de visiteurs par année.

On est loin de la Barcelone chantée par Jean Leloup en 1991, du touriste américain qui ne sait pas ce qui l'attend au coin de la rue, de la Suédoise «qui vient de se faire braquer par un negro sur Rue des assassins».

Une réputation à 28 milliards

Sur la plage fréquentée dès l'aurore, jeunes, vieux, touristes et Barcelonais s'entassent sur le sable chaud. Des vendeurs de bière, des masseurs et des artisans de breloques se faufilent entre les parasols. L'ambiance est bon enfant. Le ciel est bleu, le thermomètre flirte avec les 30 degrés Celsius, des conditions météo banales ici.

«On nous dit de bien surveiller nos affaires, mais je ne connais personne qui se soit fait voler quoi que ce soit ici», dit Joachim Mencken, 28 ans, un touriste allemand habitué de Barcelone depuis une dizaine d'années.

«Avant les Jeux, nous étions une ville d'ivrognes, où on venait pour acheter de la drogue, une ville de mauvaise réputation, dit Nino Bramona, un serveur sexagénaire rencontré dans le centre-ville historique. Aujourd'hui, bien des villes paieraient des milliards pour avoir la réputation de Barcelone!»

Des milliards, c'est effectivement ce qui a été investi dans la deuxième ville d'Espagne au début des années 90. Mais pas dans des stades démesurés ou des bassins pharaoniques. Au lieu de construire des infrastructures sur mesure pour accueillir les athlètes, comme l'a fait Montréal en 1976, Barcelone a fait l'inverse: elle a profité de l'événement pour se renouveler.

«Quand la candidature de Barcelone a commencé à être poussée, au début des années 80, on parlait de la ville comme si c'était le Titanic - sur le point de couler, dit Ferran Brunet, professeur d'économie à l'Université autonome de Barcelone. C'est maintenant tout le contraire: c'est devenu une ville de référence qui a une bonne presse, une image de marque très prisée. C'est le fait des Jeux olympiques.»

Une bonne affaire municipale

Sommité en matière d'impact économique des Jeux, M. Brunet estime à 14,3 milliards de dollars canadiens les sommes investies dans la revitalisation de Barcelone avant les Jeux. Fait plus intéressant, on a continué sur cette lancée après 1992 avec des investissements de 13,5 milliards jusqu'en 2004. Plus de la moitié de ces sommes provient du secteur privé.

«Il y a eu une participation importante de commanditaires lors des Jeux, explique M. Brunet. La mairie de Barcelone n'a mis que 2% du total. C'est une bonne affaire!»

L'objectif de la métropole était tout simple: utiliser les Jeux comme levier pour se payer tout ce qui lui faisait défaut. En fait, les infrastructures sportives n'ont représentés que 9% des investissements. On a ainsi construit le périphérique qui a permis de désengorger les artères du centre-ville. «On a rationalisé la circulation avec la construction de ce lien routier que Barcelone n'avait pas, explique Josep Ramoneda, philosophe, journaliste et directeur du Centre de culture contemporaine de Barcelone. Ç'a été un succès, à mon avis, parce qu'il a été fait en collaboration avec les associations de quartier. Il ne casse pas la toile urbaine.»

On en a profité pour jeter à terre de vieux quartiers industriels désaffectés, investi dans les infrastructures, les services, les hôpitaux, les écoles et les parcs. Et le bord de mer, bien entendu. «Un des acquis des Jeux, ç'a été d'ouvrir Barcelone à la mer, elle qui lui tournait complètement le dos, dit M. Ramoneda. Près de la mer, il y avait de tout: des bidonvilles, des industries, des lignes ferroviaires, une épaisse frontière qui séparait Barcelone de la Méditerranée. On a tout fait sauter, et il y a aujourd'hui sept ou huit kilomètres de plage. On peut aujourd'hui prendre le métro et aller à la mer en 10 minutes.»

Auteur d'une thèse de doctorat sur la reconversion des installations olympiques, Romain Roult, de l'Université du Québec à Montréal, estime que Barcelone a été une pionnière à ce chapitre. «La ville est devenu un modèle olympique sur tous les aspects de gouvernance qui ont été mis en place avant les JO, dit-il. Le parc olympique, c'est intéressant mais ce n'est pas transcendant. Dès les années 80, on a mis en place toute une logique de planification stratégique inédite pour un si grand projet urbain.»

Contrairement à Montréal, on a préféré répartir les projets dans toute la ville plutôt que de les concentrer dans un seul secteur, précise-t-il.

«On a voulu développer plusieurs pôles au sein du centre-ville et de la métropole, pour en faire profiter la plus grande partie de la population locale. On a évalué finement les besoins récréatifs, les besoins en infrastructures de la métropole et on a construit. On a construit des stades plus petits pour d'autres quartiers de la métropole. C'était du jamais vu, à cette échelle.»

Cette logique a d'ailleurs fait des petits: Londres, pour ses Jeux de 2012, s'en est clairement inspirée pour revitaliser son quartier Est.

«La philosophie centrale, c'est la régénération urbaine. On ne construit pas de toute pièce, on profite de ce qu'il y a sur le territoire pour le reconvertir et le régénérer, pour les besoins locaux.»

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Une affaire de mobilisation... et de médailles

La remarquable mobilisation autour des Jeux de Barcelone a été un facteur déterminant de leur succès, avec des centaines de milliers de bénévoles provenant notamment des rangs des partisans du légendaire club de football local, le FC Barcelona.

«Le bénévolat a été très important, rappelle l'économiste Ferran Brunet. On a profité de l'attractivité du Barça qui a permis de recruter près de 100 000 bénévoles. C'était aussi dans la foulée du Mundial de 1982, qui a démontré une certaine capacité d'organisation.»

Et autre coup de chance de Barcelone, qu'il était pratiquement impossible de prévoir: «On a d'abord réussi à faire des beaux jeux du point de vue sportif, dit M. Brunet. C'est une condition sine qua non.»

Il faut en effet se replonger dans les reportages de l'époque pour saisir tout l'enthousiasme qui a mobilisé le monde pendant deux semaines. Le mur de Berlin est tombé trois ans plus tôt, l'URSS s'est disloquée, l'Afrique du Sud lève l'apartheid et réintègre la communauté olympique. Pour la première fois, les professionnels, notamment la Dream Team étasunienne, sont admis au Jeux olympiques. Au total, 9364 athlètes provenant de 172 pays participent à la grand-messe.

Et l'Espagne se voit largement récompensée pour avoir ouvert les bras au monde: en 15 jours, elle remporte 22 médailles, dont 13 d'or, elle qui n'en avait gagné que 26 depuis la restauration des Jeux par Pierre de Coubertin.

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Le revers de la médaille

Tout n'est pas rose dans la Barcelone d'après 1992.

D'abord, souligne Romain Roult, tous ces milliards qui ont déferlé ont attiré des spéculateurs qui ont littéralement fait exploser la valeur des résidences. «Il y a eu des déplacements de population, certains quartiers artistiques ont subi une gentrification, comme on l'a vu notamment à New York.»

L'économie, bien que diversifiée, avec notamment un centre financier bien établi, repose beaucoup sur le tourisme. Beaucoup trop, selon les commentaires répétés des Barcelonais à qui on demande l'état de santé de leur ville.

«Le tourisme, c'est bien quand on est serveur ou guide, mais moi, je veux mieux pour mes enfants», dit Paramjeet Ajay, un immigré indien qui a ouvert une bijouterie à deux pas des célèbres Ramblas, ces promenades envahies par les foules et fief, dit-on, des pickpockets. Ce tourisme florissant cache une fragilité économique qui finira par rattraper Barcelone, craignent bien des résidants.

Enfin, le parc olympique a beau être bien entretenu et accueillir des compétitions de calibre international, «il est clairement en perte de vitesse», dit Romain Roult. Les deux équipes professionnelles de soccer l'ont notamment quitté pour des amphithéâtres plus payants, équipés des fameuses loges d'entreprise. «Le stade Montjuic est un peu en fin de vie», dit le doctorant. Heureusement, Barcelone n'a misé qu'un dixième de ses investissements olympiques sur les infrastructures sportives. Preuve que les Jeux sont loin d'être uniquement affaire de sport.

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Une ville inachevée

La meilleure explication de la réussite des Jeux de 1992 peut se résumer en une petite phrase de cinq mots: Barcelone en avait cruellement besoin.

«Il y a des villes qui n'ont pas besoin des Jeux pour améliorer leur situation, dit Josep Ramoneda. Paris, avec ou sans JO, serait le même. La Barcelone des années 80 était une ville qui sortait de 40 années de franquisme, elle avait plein de problèmes de base au chapitre de l'organisation urbaine.»

Les Jeux ont été le «prétexte» pour mobiliser la population, les élites politiques et les investisseurs autour d'un projet. La technique avait déjà été utilisée à deux reprises par la métropole, à l'occasion des expositions universelles de 1888 et 1929. «Barcelone n'était pas une ville terminée, elle n'était pas très développée, il y avait beaucoup à faire, ajoute l'économiste Ferran Brunet. Ce n'était pas seulement une question de construire un village olympique, qui remplacerait une zone industrielle délabrée. Il y avait des travaux dans toute la ville. Ce qui était étrange, c'était de voir toute la ville en chantier. La plupart des quartiers ont été rénovés, on a tout mis dans le sac olympique.»

Montréal a l'excuse d'avoir lancé la plupart de ses chantiers bien avant les Jeux olympiques, notamment avec l'Exposition universelle de 1967. Mais cette deuxième occasion a été gaspillée, estime Romain Roult. «Avant les années 80, c'était surtout une élite économique et politique qui décidait de ce qu'on allait faire, sans évaluer les besoins locaux. Ça amenait certains ratés et l'échec par excellence, c'est ce qui s'est fait à Montréal.»

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Ce que les jeux ont donné à Barcelone (investissements privés et publics, de 1986 à 2004, en dollars canadiens)

Routes et transports: 8,3 milliards

Télécommunications: 4,6 milliards

Logements, bureaux, locaux: 2,1milliards

Bande côtière, port et parcs: 2,1 milliards

Métro, train, trams, bus: 2 milliards

Infrastructures sportives: 1,3 milliard

Santé, culture et autres: 330 millions

Sources: Brunet (1994), Clusa (1996) et Brunet (2000). Selon des données fournies par AB, Forum 2004, Autorité des transports métropolitains et ministère du Développement industriel.