Cet hiver, quand le public a appris que la Rôtisserie Laurier allait fermer ses portes pour se transformer, les files d'attente y sont revenues. Comme si l'annonce de la disparition d'une institution de la métropole, telle qu'on la connaissait, avait ravivé nos liens émotionnels avec le vieux commerce. Montréal compte de nombreux classiques de ce genre auxquels nous sommes attachés, qui protègent et entretiennent nos souvenirs tout en ancrant la mémoire de la ville. Marie-Claude Lortie et Jean-Christophe Laurence en ont choisi quelques-uns et nous les présenteront chaque semaine durant l'été. Aujourd'hui, visite chez Jack&Jill, à Snowdon.

Blottie entre deux restaurants asiatiques, sur un pâté de maisons éclectique du chemin Queen-Mary dans Snowdon, la boutique Jack&Jill n'annonce pas ses couleurs ni très haut ni très fort.

Résolument rétro, l'affiche extérieure en néon, rarement allumée, n'a pas changé depuis la fondation du commerce, en 1945. Et la vitrine, elle, multiplie les objets, comme on le faisait jadis.

C'est en regardant de plus près qu'on réalise à quel point cet établissement installé depuis 66 ans dans le paysage montréalais n'a pas pris une ride. Peu importe «le désordre organisé» qui règne à l'intérieur.

Chaussures de marque Converse de toutes les couleurs, surtout les plus à la mode. Bouteilles d'eau dessinées par Karim Rachid. Bracelets qui claquent. Maillots de bain Roxy. Manteaux Canada Goose. Tout ce qui est totalement tendance chez les «tweens» s'y retrouve, vendu par Barbara Vininsky et sa mère Blossom Moscovitch, 87 ans, fondatrice des lieux.

Quand j'étais enfant, dans les années 70, et que j'habitais la Côte-des-Neiges, je marchais avec ma cousine pour aller à des cours de ballet et on passait chaque fois devant cette boutique. On y vendait des vêtements pour enfants et le lieu était déjà, à l'époque, une valeur sûre, une institution. Aujourd'hui, c'est avec mes enfants que j'y entre, car si l'un d'eux me réclame tel ou tel vêtement ou joujou «que tout le monde a à l'école», je sais que je vais en trouver là. C'est certain.

Jack&Jill fait partie de ces classiques montréalais qui ont réussi leur épopée à travers le temps.

Le commerce a été fondé au retour de la guerre par Blossom et son mari Harry Moscovitch, ancien membre des forces de l'air canadiennes, fils d'immigrants polonais ouvriers à Montréal et habitant Notre-Dame-de-Grâce.

Le premier commerce s'est installé rue Sherbrooke Ouest, près de Wilson. On y vendait des collections enfantines, «surtout aux anglophones, un peu aux francophones, mais pas trop aux immigrants», raconte Blossom, qui est encore derrière la caisse.

Les affaires allant plutôt bien, les Moscovitch ont ouvert un deuxième commerce. Puis un troisième. La fondatrice ne se rappelle plus exactement en quelle année ils ont choisi, toutefois, de consolider toutes leurs affaires dans un seul et unique établissement, leur boutique du chemin Queen-Mary, à quelques rues du cossu Hampstead d'où provient aujourd'hui une bonne partie de la clientèle.

Snowdon a déjà été une des importantes zones commerciales de Montréal. Je me souviens d'un grand établissement Browns sur Queen-Mary, juste un peu à l'est de Décarie. D'Elizabeth Hager, très chic boutique pour dames, juste en face.

«À une certaine époque, il y avait même un magasin La Baie sur Queen-Mary», ajoute Barbara Vininsky, fille des fondateurs, qui travaille avec sa mère à la boutique. «Et un Woolworth», ajoute Vicky Tiger, propriétaire de Hairplay, un salon de coiffure pour enfant, à deux pas de là sur Décarie, et qui a grandi dans le quartier elle aussi.

Plusieurs de ces commerces ont fermé, en commençant par le cinéma Snowdon, qui était aussi sur le chemin du ballet. Je me rappelle y avoir vu les affiches du film The Apprenticeship of Duddy Kravitz, film tiré du roman de Mordecai Richler, installées pendant des semaines et des semaines.

Certaines institutions continuent, cependant. De très anciennes, comme le Delicatessen Snowdon, fondé en 1946, ou Mr Fix It, réparateur en tous genres installé sur Décarie depuis 1952. Ou de plus jeunes, comme Hair Play, fondé en 1985.

«Le Deli a toujours été très important, raconte Mme Vininsky, mon père allait tous les matins petit-déjeuner chez Snowdon Del'.» Après Schwartz, c'est probablement l'endroit le plus reconnu pour son smoked-meat à Montréal. Même que les connaisseurs, ceux qui sont issus d'une tradition ashkénaze de puristes en la matière, préfèrent aller à ce vieux deli qu'au restaurant du boulevard Saint-Laurent, trop touristique, où les files d'attente n'en finissent plus...

Pourquoi certains commerces ont-ils traversé le temps et pas d'autres? «Je ne sais pas pour les autres, mais nous, on a beaucoup évolué, explique Mme Vininsky. On a changé notre concept il y a environ 20 ans.»

C'est la frénésie pour les Beanie Babies, ces jouets que les enfants se sont mis à collectionner sans fin, qui a donné l'idée à Mme Vininsky de réorienter la boutique vers tout ce qui attire les passions des enfants et préadolescents. Il y a donc encore des vêtements, mais seulement les plus «tendance». Et il y a aussi des jouets, chaussures, objets utiles ou inutiles. Et ce choix s'est avéré très payant. Crocs, Winnies, manteaux Canada Goose, Silly Bandz... Du plus frivole au plus intelligent. Ça se vend.

«Mais ce que j'aime le plus, c'est qu'on a surtout gardé le contact avec notre clientèle. Parfois, on a connu la grand-mère et on sert les petits-enfants.» Toute l'approche commerciale est centrée sur la relation avec le client, créer cette impression que tout le monde est bienvenu et important, peu importe ce qu'on achète. «On vend des choses très modernes, avec une technique très ancienne, résume Mme Vininsky. Ici, on est de vieilles âmes.»

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

Jadis, on ne trouvait que des vêtements pour enfants chez Jack&Jill. Maintenant, le commerce vend aussi des jouets et accessoires à la mode.