Chaque année dans le monde, environ 5000 jeunes femmes sont tuées par des proches au nom de «l'honneur de la famille». Depuis 2002, le Canada est frappé de plein fouet par le phénomène. On estime que 12 Canadiennes ont péri dans des crimes d'honneur allégués. À Montréal, des dizaines de jeunes femmes vivent dans la peur de leur famille et peinent à trouver de l'aide.

Amandeep Atwal, 17 ans, poignardée à mort en 2003 à Kitimat, en Colombie-Britannique. Khatera Sadiqi, 20 ans, fusillée en septembre 2006 à Ottawa. Aqsa Parvez, 16 ans, et Amandeep Kaur Dhillon, 22 ans, étranglée et poignardée à Mississauga, en Ontario, en décembre 2007 et janvier 2009.

Ces quatre jeunes femmes ont une chose en commun. Des membres de leur famille immédiate, accusés de les avoir tuées, sont aujourd'hui derrière les barreaux.

Le père d'Amandeep Atwal, Rajinder Singh Atwal, sert une peine de 16 ans de prison. Kamikar Singh Dhillon a écopé de 25 ans pour le meurtre de sa belle-fille, Amandeep Khaur Dhillon. Le père et le frère d'Aqsa Parvez, Muhammad et Waqas Parvez, ont été condamnés à 18 ans de prison ferme. Le frère de Khatera Sadiqi, Hasibullah, a été condamné à la prison à vie.

Les quatre assassinats ont aussi un autre élément de ressemblance: c'est au nom de «l'honneur de la famille» que les meurtriers se sont exécutés. En cour, Kamikar Singh Dhillon a expliqué qu'il n'avait «pas eu le choix» d'assassiner sa belle-fille qui, selon lui, allait causer la «disgrâce imminente de sa famille». Sans aucune preuve à l'appui, il l'accusait d'avoir une relation extraconjugale.

Professeure à l'Université de Toronto, Shahrzad Mojab a été appelée à témoigner dans les deux plus récents de ces cas. À titre de témoin expert, Mme Mojab a dû faire un exposé sur les crimes d'honneur, phénomène qui coûte la vie à 5000 jeunes femmes partout dans le monde chaque année, selon les statistiques de l'ONU. Le Moyen-Orient et le sous-continent indien sont les plus fortement touchés. On recense des cas autant au sein des familles sikhes, hindoues, chrétiennes que musulmanes.

Le crime d'honneur, a-t-elle expliqué aux juges, est une forme particulière de violence masculine contre les femmes, et est la plupart du temps perpétré par les pères, frères, oncles et autres parents d'une femme lorsqu'ils perçoivent que cette dernière a désobéi aux normes culturelles jugées acceptables par la famille.

Les motifs du crime diffèrent largement: on peut reprocher à la jeune femme le choix d'un amoureux jugé «inapproprié», le refus de porter le voile, une sortie au cinéma ou un mode de vie trop «occidentalisé». «Ça se différencie de la violence domestique, parce que ce n'est pas seulement une question de violence d'un partenaire contre l'autre. Dans le cas des crimes d'honneur, la famille étendue est impliquée.» Le meurtre se prépare souvent par consensus familial.

Notant que le phénomène est rare au Canada - on parle d'une douzaine de cas depuis 2002, alors que 50 Canadiennes sont en moyenne tuées par leur conjoint chaque année -, Shahrzad Mojab croit néanmoins qu'il est nécessaire de reconnaître que les crimes d'honneur sont de plus en plus courants chez nous au sein de familles originaires de cultures traditionnelles. «Nous avons assez de preuves pour dire que ce genre de violence, même s'il n'est pas répandu, arrive ici au Canada et nous devons prendre des mesures pour que les filles ne périssent pas», note Mme Mojab, qui sera aussi appelée à témoigner dans le procès des Shafia, premier cas d'allégation de crime d'honneur à atteindre le Québec.

Le père de la famille d'origine afghane vivant à Saint-Léonard, Mohammad Shafia, son fils et sa deuxième femme sont accusés du meurtre prémédité de trois filles de la famille, de 19, 17 et 13 ans, et de la première femme de M. Shafia, Rona Amir Mohammed. Les corps des victimes ont été repêchés dans un canal à Kingston en juin 2009. Plusieurs fois reporté, le procès devrait débuter en octobre 2011.

Débat difficile

Mais comment réagir à l'apparition des crimes d'honneur au Canada? Depuis l'an dernier, la question fait l'objet d'un vif débat. La ministre conservatrice de la Condition féminine, Rona Ambrose, s'est lancée dans la mêlée l'été dernier en affirmant qu'elle étudiait la possibilité de changer la loi pour faire inscrire les crimes dans le Code pénal.

La suggestion a été abandonnée presque aussi rapidement qu'elle a été évoquée, au grand soulagement de plusieurs. «La loi actuelle permet de juger ceux qui commettent des crimes d'honneur et de leur donner une sentence appropriée. Juridiquement, il y aurait un danger de toucher aux lois actuelles. Mais sociologiquement, il faut arrêter de faire comme si ça n'existait pas», note Pascale Fournier, professeure de droit à l'Université d'Ottawa, spécialiste du droit des femmes dans un contexte multiculturel.

Plusieurs organismes, dont le Conseil canadien des femmes musulmanes, ne sont pas chauds à l'idée qu'on utilise le terme «crimes d'honneur», qui stigmatise certains groupes minoritaires, dont les musulmans, alors que le crime qu'il désigne est comparable à beaucoup d'autres sévices perpétrés contre les femmes canadiennes.

Professeure de sociologie à l'Université de Toronto, Anna Korteweg, qui a rédigé un rapport sur la question pour les Nations unies, comprend cette réaction et loue le Canada qui a eu une réaction moins raciste que d'autres pays européens à l'égard des crimes d'honneur. «Cependant, si on a tellement peur de stigmatiser qu'on ne fait rien, c'est problématique. Nous devons regarder les crimes d'honneur comme un problème canadien qui demande une solution canadienne», souligne-t-elle.

Lente réaction

Pour le moment, les solutions se font attendre au Canada. Si des pays comme la Grande-Bretagne, où l'on recense 13 crimes d'honneur par année, se sont dotés d'organisations gouvernementales et policières pour faire face aux problèmes de la violence liée à l'honneur, ici, tout reste à faire.

«Si une fille vient nous voir et qu'elle a besoin de protection, on ne sait pas où l'envoyer, dit Sadiqa Seddiqui, du Centre communautaire des femmes sud-asiatiques de Montréal. Les refuges pour femmes victimes de violence conjugale n'ont pas de place pour elles et la Direction de la protection de la jeunesse ne s'occupe pas des filles de plus de 17 ans. On doit souvent renvoyer des filles en détresse dans leur famille», déplore-t-elle.

C'est notamment ce qui est arrivé à Aqsa Parvez. Avant que son père et son frère l'assassinent, elle avait cherché du secours autant à l'école qu'auprès de ses amies, en vain.

La ministre Rona Ambrose a récemment débloqué un budget de 2 millions pour remédier à la situation. «Le message que nous lançons aux communautés (touchées par les crimes d'honneur) est: nous voulons vous aider. Mettez sur pied des programmes et nous allons vous financer», a dit en entrevue à La Presse Mme Ambrose. À ce jour, seul un organisme sud-asiatique d'Edmonton a reçu des fonds. D'autres projets devraient être annoncés bientôt.

Cette approche ne fait pas l'unanimité. «Les communautés immigrantes ne sont pas toujours les mieux placées pour répondre à ce problème, note Sadiqa Seddiqui. Si une fille vient nous voir, elle peut empirer la situation parce que sa visite va faire jaser.» Elle croit qu'une plus grande partie de la société doit s'engager: les écoles, la police, le milieu judiciaire, les CLSC. Une large coalition à bâtir pour prévenir le pire.